Liberté de presse en otage : à qui la faute ?

L’inculpation et la mise sous contrôle judiciaire du doyen Diallo Souleymane, pionnier de la liberté de la presse en Guinée et PDG du groupe Lynx-Lance est incontestablement la preuve que nul journaliste ne peut croire échapper. C’est donc le moment d’exprimer son soutien dans le secret espoir de bénéficier de la solidarité des confrères quand son tour arrivera de répondre devant tel ou tel tribunal. Et, ce qu’il faut également saluer est que cette vague contagieuse de solidarité a atteint les autres corps…

Mais, qu’a-t-on réellement fait pour éviter d’en arriver là ? Pourquoi, neuf ans après avoir obtenu la Loi sur la liberté de la presse sommes-nous en train de subir une toute autre Loi ?

Avant même l’élection présidentielle de 2015, le président Alpha Condé a commencé à attaquer la L002, à travers certains commis de l’Etat. Alors ministre de la Communication, Alhousseiny Makanera Kaké dira ouvertement la volonté de son Département de réviser cette Loi en y insérant des peines privatives de liberté contre les journalistes. Après son limogeage, les critiques reprendront de plus belles et on comprendra que Makanera ne faisait pas un combat personnel ; mais, il n’était qu’un petit maillon d’une chaîne.

Moins de six mois après sa réélection par un coup KO, le président Alpha Condé fera introduire une autre Loi à l’Assemblée nationale pour-disait-on, protéger les Guinéens contre les cybercriminels. « C’est vrai, certains volent nos identités sur les réseaux sociaux et puis il y a trop d’injures et d’escroqueries », se plaignaient certains députés à la plénière du 02 juin 2016, au moment de débattre de la Loi qu’ils n’ont en réalité pas lu en profondeur et qui cachait assez de pièges…

Députés sourds à nos appels

Grâce à des alertes envoyées par des ONG internationales dont Amnesty international, on a très tôt compris que le pouvoir voulait, à travers cette Loi, verrouiller nos libertés. Nous avons alors joint des députés auxquels nous avions expliqué ce qui se tramait en leur demandant de faire tout pour empêcher l’adoption de cette loi. Puisque si cela se faisait, le pouvoir aura une base légale qui lui servira de prétexte pour bâillonner les médias. Malheureusement, sans qu’on sache réellement leur raisons, ces députés resteront sourds à nos appels et voteront tous cette Loi, le 02 juin 2016. De l’ensemble des députés du pays, seuls deux ont préféré s’abstenir. Aboubacar Soumah (élu uninominal de Dixinn) et Fodé Bocar Maréga (élu uninominal de Dinguiraye) n’ont voté ni POUR, ni CONTRE ; alors que tous les autres (des groupes RPG arc-en-ciel, Libéral-Démocrate et Alliance Républicaine) ont aidé à ce que cette Loi soit adoptée- consciemment ou non- servant ainsi de base aux amalgames actuelles… La tradition nous apprend, « tel repas est délicieux et tel autre est insipide, c’est parce qu’on vous a servi deux » ! Si on avait empêché que la Loi sur le cyber espace empiète sur les prérogatives de celle portant liberté de la presse, quel que soit le militantisme de nos juges, aucun amalgame n’aurait été possible… Mais, le pouvoir l’a concoctée, les députés l’ont adoptée, le président l’a promulguée ; et, aujourd’hui, les juges nous l’imposent !

Lutte post-adoption

Après ce qui est apparu comme une traîtrise des députés contre nos libertés, le combat contre cette Loi a continué sans grand espoir. A l’initiative de l’Association Guinéenne des Editeurs de le Presse Indépendante (AGEPI), le doyen Diallo Souleymane (aujourd’hui visé par cette Loi) se mettra face à la presse, accompagné du juriste Abdoul Aziz Diallo, pour décortiquer cette Loi aux journalistes, pointer du doigt sa dangerosité pour susciter une mobilisation encore plus grande contre sa promulgation.

Il y a également eu d’autres initiatives de la part de l’Association des blogueurs de Guinée, l’AGEPI, et des articles de presse écrits par des journalistes pour dissuader le chef de l’Etat de promulguer cette Loi qui empiéterait sur leurs libertés. Mais, ils n’ont malheureusement pas reçu le soutien nécessaire pour se faire entendre.

Pourquoi les juges écartent systématiquement la L002 au profit de celle portant Cyber sécurité ?

La gouvernance d’un pays n’est pas qu’à un seul pallier de la République. Si bien évidemment tout est préparé et mûri par le pouvoir central, plusieurs maillons sont activés pour faire tourner la chaîne. C’est ainsi qu’il a tout d’abord fallu que le pouvoir incruste des failles pouvant servir aujourd’hui de passerelles pour éviter l’application de la L002. Malheureusement, les députés (un autre maillon de la chaîne de commandement) y ont apporté leur contribution en l’adoptant. Même si on s’est mouillé, on savait d’avance que ce n’est pas sur le concepteur du projet qu’on pouvait trop compter pour freiner cette évolution. Et, aujourd’hui, ce sont les juges qui jouent leur partition en refusant la L002 aux journalistes ! Malgré leurs indiscutables talents, les avocats qui accompagnent les journalistes n’obtiennent chaque fois rien dans cette procédure devenue très huilée en cette année pré-électorale.

Pourtant, la L002 portant sur la liberté de la presse a été acquise après de nombreuses années de sacrifice. Interrogé en septembre dernier par Guineematin.com sur cette difficile marche de la presse indépendante guinéenne, Elhadj Diallo Souleymane avait décrit cette évolution en trois défis importants de la presse qui ont été surmontés progressivement sous les trois régimes politiques : de Sékou Touré à Alpha Condé, en passant par Lansana Conté.

« Sous la première République, c’était le défi de l’existence. Sous la deuxième République, le règne des militaires, c’était le défi de la survie. Maintenant, ce défi continue ; mais, les raisons ne sont pas les mêmes. Pendant la première République, le régime était totalitaire où il n’y avait pas de presse. Il y avait des militants qui travaillaient dans les médias. Les médias de l’époque, les médias de l’Etat et du gouvernement, tout journaliste était d’abord militant.

Pendant le régime du Général Lansana Conté, les choses se sont beaucoup améliorées parce que nous avons eu les textes. Nous les avons eus sous Conté, c’était énorme. La loi sur la liberté de la presse, la Loi 005/91/CTRN du 21 décembre 1991. Elle était extrêmement dure ; mais, c’était quand même une loi !

Avec le professeur Alpha Condé, les choses ont changé de tous les côtés. Côté institution, le régime Alpha Condé a essayé de restreindre les libertés, dont la liberté de la presse. On ne nous enferme pas, parce que nous avons profité de la transition pour décriminaliser les délits de presse. Il est difficile d’enfermer un journaliste ; mais, ça s’arrête là. On ne nous facilite pas la tâche du tout. Et, sous Alpha Condé, la presse est banalisée, elle est critiquée par le pouvoir… ».

Il faut donc comprendre qu’à défaut de pouvoir changer la Loi sur la liberté de la presse (votée sous la transition militaire), avec le prétexte de réguler le cyber espace, le pouvoir a introduit suffisamment de pièges pour clouer le bec à tout citoyen (journaliste ou pas) qui ne s’exprimerait pas à son goût. Si on veut fermer la gueule à un tel, la base juridique étant déjà LÉGALEMENT servie, il ne restera plus qu’à composer le numéro du juge, même le moins zélé, pour indiquer les articles à viser, la peine à prononcer et le tour est joué…

Diallo Souleymane et Aboubacr mis sous contrôle judiciaire

Ce qui est surtout étonnant dans le cas concernant le doyen Diallo Souleymane, fondateur du groupe de presse Lynx (mis sous contrôle judiciaire le lundi passé), et Abou Bakr, directeur général de la radio Lynx FM (mis sous contrôle judiciaire hier, mercredi 21 août 2019), c’est le fait que la Loi sur la Cyber sécurité soit invoquée dans un dossier où c’est une émission radiophonique qui est incriminée. Il est évident qu’il y a une volonté réelle de mettre les journalistes en prison ou alors les intimider, dans le seul et unique but de faire taire tous ceux qui critiquent le pouvoir.

Bref, la question qu’il faut se poser maintenant est celle de savoir si les hommes de médias du pays vont céder à cette pression exercée sur eux, à cette intimidation caractérisée par de multiples convocations, ou s’ils vont résister et défendre leur liberté, acquise au bout d’une longue et difficile lutte menée par les pionniers de la presse guinéenne, en première ligne le doyen Diallo Souleymane.

A suivre !

Nouhou Baldé pour Guineematin.com

Facebook Comments Box