Aliou Barry sur la situation au Mali : « Si on ne fait pas attention, on risque d’avoir un Afghanistan dans le Sahel »

Dr Aliou Barry, Consultant International, Spécialiste des Questions de Défense et de Sécurité en Afrique, Directeur du Centre d'Analyse et d'Etudes Stratégiques (CAES)
Aliou Barry, Directeur du Centre d’Analyse et d’Etudes Stratégiques (CAES)

Comme annoncé précédemment, la France a annoncé la « suspension des opérations militaires conjointes » avec le Mali. Cette suspension fait suite au coup d’Etat de mai dernier dans ce pays en proie à des groupes djihadistes depuis près d’une décennie maintenant. Cette suspension des opérations militaires pourrait se solder par un retrait de la France du Mali où elle intervention depuis 2012 dans le cadre de l’opération Barkhane. Avec plus de 5000 hommes sur le terrain, la France est aujourd’hui un partenaire stratégique majeur dans la lutte contre le djihadisme au Mali et au Sahel. Son départ subite du Mali, si on en arrivait là, pourrait avoir des répercutions sur la situation sécuritaire dans la région Sahel. C’est du moins ce que pense Aliou Barry, le directeur du Centre d’Analyse et d’Etudes Stratégiques (CAES).

Dans un entretien accordé à Guineematin.com hier, samedi 05 juin 2021, ce chercheur a prévenu sur les risques de faire du Sahel un autre Afghanistan. « Si on ne fait pas attention, on risque d’avoir un Afghanistan dans le Sahel », a-t-il prévenu.

Décryptage !

Guineematin.com : quelle lecture faites-vous de la situation actuelle du Mali ?

Aliou Barry, Directeur du Centre d’Analyse et d’Etudes Stratégiques (CAES)

Aliou Barry : pour le moment, c’est une menace de retrait qui n’est pas encore mise en exécution. En fait, la situation du Mali s’adosse sur l’instabilité politique. Vous ne restez pas sans savoir que depuis un an c’est le deuxième coup d’Etat ; et, les gens appellent cela un coup d’Etat dans un autre, dans un contexte sécuritaire d’instabilité politique qui ne permet pas aux forces françaises de travailler de façon commode. Qu’est-ce que cela veut dire ? Il faut savoir que la France est intervenue au Mali à la demande des autorités maliennes, c’est-à-dire en vertu des accords de défense signés entre les deux pays. Cette menace de retrait était prévisible, parce qu’à mon avis, depuis un an, il y a une véritable instabilité politique dans ce pays. Et, la France ne souhaite pas intervenir au moment où le gouvernement malien envisagerait de négocier avec les djihadistes.

Guineematin.com : si ce retrait se réalise, quelles pourraient être les conséquences pour ce pays et le reste de la sous-région ?

Aliou Barry : si ce retrait se réalise, il y aura des véritables conséquences sur la stabilité à la fois du Mali et du G5 sahel, c’est-à-dire le Burkina Faso, le Mali, le Niger et voir plus loin la Mauritanie. Ce qui est clair, c’est qu’aujourd’hui la France a fait une première étape. Elle a mis fin à ce qu’on appelle les programmes militaires opérationnels. Jusqu’à maintenant, Barkane, en plus d’intervenir pour la stabilité du Mali, accompagne les forces armées maliennes en les renforçant dans leur capacité de lutter contre les djihadistes. Donc, en fait, aujourd’hui la France retire d’abord ses assistants militaires, arrête toute coopération de manœuvre commune avec les forces armées maliennes. Et, je pense que la prochaine décision du gouvernement malien, c’est-à-dire la nouvelle équipe qui va être mise en place, si elle s’achemine vers une négociation avec les djihadistes, je pense que la France va se retirer du Mali.

Guineematin.com : mais comment comprenez-vous que cette armée française, avec tout son arsenal, se retrouve au Mali et qu’on ne puisse pas en finir avec ces groupes djihadistes qui opèrent en pleine journée avec des colonnes de véhicules et des motos ?  

Aliou Barry : il faut savoir qu’aujourd’hui, les menaces ont changé de forme. Aujourd’hui, au Mali, on assiste à une guerre asymétrique. On est plus à l’époque où c’est deux armées qui s’affrontent. C’est des gens qui, à bord de motos, de pick-up, se mêlent à la population. Donc, une armée conventionnelle n’est pas outillée pour lutter contre cette menace. Aujourd’hui, tout le monde se rend compte que la réponse militaire n’est pas la plus appropriée pour venir à bout de ces personnes. Il y a encore à côté les problèmes de gouvernance, des problèmes d’instabilité politique. La force Barkane, aujourd’hui tout le monde se rend compte que la réponse militaire n’est plus la seule adéquate. La menace étant asymétrique, il faut que les réponses soient plurielles. C’est-à-dire qu’il faut jouer à la fois sur la sécurité en luttant contre les djihadistes, mais il faut aussi répondre aux problèmes de gouvernance locale. Dans beaucoup de parties de ce territoire, l’Etat est absent depuis des années, c’est-à-dire tout le Nord du Mali. Ce qui explique d’ailleurs qu’à la place de l’Etat, c’est des mouvements djihadistes et des associations religieuses qui ont pris le pas sur l’Etat.

Guineematin.com : beaucoup s’interrogent aujourd’hui sur le fait que la France dise ne pas soutenir le putsch au Mali, alors qu’elle a eu une position contraire au Tchad où un groupe de militaire s’est emparé du pouvoir suite à la mort du Président Idriss Deby. Ils dénoncent « du deux poids, deux mesures ». S’agit-il de cela vraiment ?

Aliou Barry : il faut savoir qu’au Tchad, la France s’est retrouvée devant une situation très complexe ; parce que si vous observez bien ce qui se passe dans la sous-région, le Tchad est vraiment le centre pivot de la stratégie de lutte contre les djihadistes. Et si vous prenez tous les contingents qui sont au Mali, les tchadiens sont les plus nombreux et les plus efficaces sur le terrain. La France s’est appuyée et continue à s’appuyer sur le Tchad pour la lutte contre le djihadisme. Donc, le fait que le président du Tchad, Idriss Déby, a été tué, ça a été un coup très dur dans la stratégie mise en place contre le terrorisme. A mon avis, les deux problèmes sont plus ou moins différents et c’est pourquoi d’ailleurs que la junte au Mali, vu le silence de la France sur le coup d’Etat qui a eu lieu au Tchad, a fait un autre coup d’Etat en disant qu’au Tchad il y a eu une succession de Deby par des militaires alors pourquoi pas nous. Mais, moi je suis très inquiet de ce risque de ce qui pourrait se passer dans cette région. Si on ne fait pas attention, on risque d’avoir un Afghanistan dans le sahel. Parce que le Tchad va rentrer en instabilité avec ce qui se passe en Centrafrique, le Mali est dans une instabilité politique et si vous prenez un pays comme le Burkina, pratiquement une partie du pays est envahie par les problèmes djihadistes. Donc, la situation sécuritaire dans le Sahel devrait interpeller à mon avis plus d’un, notamment l’Union africaine qui est très en retrait et même mal outillée par rapport à cette menace.

Guineematin.com : la Guinée étant voisine du Mali, est-ce qu’il y a des risques que la Guinée aussi soit une cible de ces mouvements si toutefois des solutions ne sont pas trouvées ?

Aliou Barry : à mon avis, il n’y a aucun pays de la sous-région qui est à l’abri de cette menace, notamment un pays comme la Guinée qui connaît une instabilité politique aussi depuis les dernières élections et où il y a eu le changement constitutionnel. Vous avez vu que la situation politique est bloquée. Plus on lutte contre le djihadisme dans le Sahel, plus ces gens-là sont très organisés. Vous avez vu récemment des attaques qui ont eu lieu en Côte d’Ivoire. Donc, la menace commence à se diluer vers les pays côtiers. Il n’y a pas longtemps, le Bénin a été victime et à mon avis, des pays comme la Guinée Bissau, la Guinée Conakry devraient ouvrir les yeux, assurer une stabilité politique dans le pays pour ne pas mettre en place un terreau favorable aux djihadistes. La Guinée est loin d’être à l’abri des menaces terroristes. C’est très clair et je pense que tous les ingrédients sont réunis en Guinée pour une instabilité politique.

Interview réalisée par Alpha Assia Baldé pour Guineematin.com

Tél : 622 68 00 41

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