Dr Aliou Barry alerte : « je crains fort que cette transition soit une copie de celle de 2010 »

Dr Aliou Barry, Consultant International, Spécialiste des Questions de Défense et de Sécurité en Afrique, Directeur du Centre d'Analyse et d'Etudes Stratégiques (CAES)

Un mois et dix jours après l’avènement du CNRD (la junte militaire qui a renversé le président Alpha Condé) au pouvoir, certains Guinéens commencent à avoir des inquiétudes quant à la réussite de la transition qui s’amorce dans le pays. C’est le cas notamment de Dr Aliou Barry, chercheur et directeur du Centre d’analyse et d’études stratégiques (CAES). 

Il s’inquiète notamment du flou qui existe jusque-là autour de la durée de la transition, de la volonté des autorités de la transition d’organiser séparément toutes les élections, de la base au sommet, ou encore du culte de la personnalité qui se crée autour du colonel Mamadi Doumbouya. Pour l’intellectuel guinéen, si ces problèmes ne sont pas rapidement résolus, cette transition risque d’échouer comme celle de 2010. Il l’a dit dans une interview qu’il a accordée à Guineematin.com hier, jeudi 14 octobre 2021.

Décryptage ! 

Guineeatin.com : pour commencer, parlez-nous du Centre d’analyse et d’études stratégiques (CAES) que vous dirigez.

Dr Aliou Barry, chercheur et directeur du Centre d’analyse et d’études stratégiques

Dr Aliou Barry : le Centre d’analyse et d’études stratégiques (CAES) est un centre privé de veille stratégique d’utilité publique, qui a été créé en février 2021 par des chercheurs guinéens de l’intérieur et de la diaspora, dont le but est d’informer les politiques publiques et pour répondre surtout aux attentes des décideurs politiques dans le cadre des problématiques liées aux questions stratégiques. En fait, notre objectif réel, c’est de conseiller tous ceux qui ont en charge la destinée de ce pays. 

Ce centre a été créé il y a moins d’un an et depuis, on a commencé à fonctionner et on a mis en place ce qu’on appelle les vendredis du CAES. Ce sont des conférences qui se tiennent un vendredi par mois, où on essaie de développer des thématiques liées à la situation géopolitique de la sous-région et notamment de la Guinée. Le CAES travaille sur quatre axes principaux. Le premier axe, c’est la transformation des institutions de défense et de sécurité pour répondre aux besoins de stabilité politique et sociale. Vous savez très bien que les institutions de défense ont une place importante dans la stabilité des États. 

Le deuxième axe tourne autour du renforcement de l’arbitrage institutionnel dans une perspective de crédibiliser le processus électoral. Tout le monde le sait, ici, les violences sont souvent consécutives à la mauvaise organisation des processus électoraux. Le troisième axe tourne autour de tous les mécanismes de justice distributive et d’égalité politique dans le souci d’une sécurité publique. Et enfin, le quatrième axe tourne autour de la coopération régionale et internationale en matière de renforcement des capacités de l’État guinéen. 

On a tenu une première conférence en début du mois d’octobre, qui tournait autour du militaire. Pourquoi les coups d’État en Afrique et comment en sortir ? La deuxième conférence aura lieu ce vendredi, 15 octobre et elle sera axée sur le thème : Penser et réussir la transition en Guinée. Et ces conférences que nous organisons dans le cadre des vendredis du CAES, on les a appelées les conférences Diallo Telli. 

Guineematin.com: pourquoi cette appellation ?

Dr Aliou Barry : parce que le centre d’analyse a voulu honorer ce monsieur qui dans son parcours, je suis plus que convaincu et beaucoup de Guinéens le savent, a été le Guinéen qui a le mieux symbolisé la Guinée à l’échelon international. C’est lui qui a participé à la reconnaissance de la Guinée aux Nations unies en 1958. C’est aussi ce monsieur qui a fait deux mandats à la tête de l’organisation de l’unité africaine, devenue aujourd’hui union africaine. Malheureusement, il a été victime de la purge de M. Sékou Touré. Donc, parce qu’on a cette démarche de veille politique et stratégique, nous avons voulu à travers ces conférences, honorer la mémoire de M. Diallo Telli.

Guineematin.com : avec quelles personnes ressources travaillez-vous dans la réalisation de vos activités ?

Dr Aliou Barry : on travaille avec beaucoup de chercheurs, notamment en Guinée, bien qu’on ait des difficultés à trouver des chercheurs, mais le centre est ouvert aussi aux chercheurs de la diaspora. On a des Guinéens qui sont anthropologues en France et aux États-Unis et nous comptons se saisir de cette période de transition pour ne pas tomber dans le débat public très rapide. C’est de participer vraiment à une analyse permettant à ceux qui sont censés diriger cette transition, d’ouvrir les yeux et de permettre que cette transition ne soit pas une pâle copie de la transition de 2010. 

Guineematin.com : comment se déroulent ces « conférences Diallo Telli » ?

Dr Aliou Barry : actuellement, compte tenu de la pandémie du Covid-19, les conférences se font en deux manières. La première, on l’a fait en présentiel au niveau de la salle de conférence du centre et via zoom, avec des chercheurs. Les intervenants étaient tous à l’étranger. Les présentiels, ce sont des chercheurs guinéens qui étaient en place. La deuxième conférence, qui se tient ce vendredi, on la fait entièrement via zoom. Elle connaître la participation de trois principaux chercheurs, dont deux qui sont en France et le Sénégalais Alioune Tine que tout le monde connaît.

Il a fait beaucoup de travaux sur les questions des droits de l’homme en Guinée, parce qu’il était le président de la RADDHO, et il a créé un think tank qui s’appelle Afrizoom. Il y aura aussi Mme Dominique Bangoura qu’on présentera au cours de la conférence, qui est Docteur d’Etat, spécialiste des questions de politiques. Elle travaille aujourd’hui à Abidjan au niveau de l’institut d’études stratégiques. Il y aura également M. Tété Mady Bangoura, qui a travaillé longtemps au niveau de la CEDEAO, il a participé même au règlement du litige de l’île de Bakassi, au Cameroun. Un litige qui opposait le Cameroun et le Nigeria. Ils ont beaucoup participé aux différentes transitions qui ont eu lieu en Afrique et ils vont livrer leur message et leur analyse sur la transition qui se déroule actuellement en Guinée.

Guineematin.com : puisqu’on parle de la transition en Guinée, selon vous, que faut-il faire pour réussir cette transition ?

Dr Aliou Barry : c’est justement ce qui sera l’objet de la conférence. Nous vous remercions de relayer cette conférence via votre page Facebook. En fait, on est partis du postulat selon lequel, 2010 a été une transition qui n’a pas réussi. C’est pourquoi d’ailleurs, on a abouti à un régime autoritaire et autocratique comme celui qu’on a connu de 2010 à 2021. Je pense que si les bases réelles d’une vraie transition avaient été jetées en 2010, on n’aurait pas abouti à un régime de M. Alpha Condé qu’on a connu. C’est pourquoi, cette fois-ci, on essaie de faire une analyse vraiment poussée pour dire comment porter un regard lucide sur la transition. 

Vous savez très bien, depuis le 05 septembre, jusqu’à date, on n’a pas la composition des membres du CNRD. Et l’erreur que beaucoup de gens commettent, on se focalise sur les institutions. En fait, une transition pour qu’elle réussisse, il faut faire une analyse lucide pour savoir pourquoi l’État guinéen, de 1958 à nos jours, n’a pas fonctionné. Il n’appartient pas bien sûr à un pouvoir de transition de refonder l’État. Je pense que c’est une erreur que commettent même les autorités de la transition. Par contre, une équipe de transition peut jeter une base pour une refondation de l’État. 

Et quand on parle de refondation de l’État, je pense que c’est tellement global qu’il faut aller dans le détail. Il s’agit ici de restructurer l’administration guinéenne qui pose problème. Je suis de ceux qui ne sont pas d’accord quand on parle de réconciliation nationale. Contrairement aux pays comme la Sierra Leone, la Côte d’ivoire, le Mali, où il y a eu des conflits, et d’ailleurs au Mali, la crise continue, en Guinée, il n’y a pas eu de conflit interne, il n’y a pas eu de crise interne, il n’y a pas eu de guerre civile. Donc, on ne peut pas parler de réconciliation en Guinée. Par contre, il y a un véritable problème entre les citoyens et l’administration guinéenne. 

L’administration guinéenne, depuis 1958, et ça s’est confirmé avec Alpha Condé, est complètement politisée. Donc, si on arrive à faire une refondation de cette administration, naturellement, on aboutira facilement à une entente entre les citoyens et l’administration. La deuxième chose qui est, à mon avis, le plus important, c’est le phénomène de l’impunité. Je ne vais pas remonter aux années 58, je prends juste les 11 années du pouvoir de M. Alpha Condé. Tout le monde a vu les violences politiques qu’il y a eues en Guinée et il n’y a eu aucune sanction. Si on dépolitise l’administration, on la déclanise et on lutte contre l’impunité, on ne parlera plus du problème de réconciliation, parce que les Guinéens eux-mêmes s’entendent. C’est un problème entre l’administration et les citoyens. 

Guineematin.com : quelle lecture faites-vous des actes posés jusque-là par le CNRD, depuis que cette junte militaire s’est emparée pouvoir ?

Dr Aliou Barry : moi, je m’étais réservé de pouvoir porter un jugement depuis le 05 septembre, parce que le colonel Mamadi Doumbouya (le président du CNRD) n’avait pas posé d’actes, il avait fait des promesses. Le premier acte qu’il a posé et qui me dérange un peu en tant que citoyen, c’est les derniers privilèges qu’il vient d’accorder à tous les généraux mis à la retraite. Je n’ai aucun reproche sur le fait qu’on envoie les gens en deuxième section ou à la retraite ; mais, dans un contexte de crise économique, dans un contexte où les étudiants tirent le diable par la queue, où la société guinéenne vit dans un seuil de pauvreté inexplicable, je ne vois pas pourquoi on arriverait à doter autant d’avantages à des gens qui avaient déjà des privilèges garantis quand ils étaient en fonction. 

Je ne vois pas l’utilité de donner un passeport diplomatique à un conjoint d’un général pour faire quoi ? Ces passeports diplomatiques serviraient à quoi ? Deuxièmement, en quoi on peut donner des dotations de carburant à des généraux qui, eux-mêmes étaient à l’abri du besoin. Je ne suis pas contre qu’on donne un traitement décent à des gens qui ont servi la nation, mais ce traitement doit être proportionnel à la situation économique du pays. Et là, c’est ce qui me dérange. Je me dis que c’est l’un des premiers mauvais actes posés. Et je souhaite vivement que les prochains actes n’aillent pas dans le même sens. Le deuxième acte que j’attends, c’est la formation de l’équipe gouvernementale.

Quelle sera la vision de la transition que le CNRD va mettre en place ? Parce que je crains fort qu’ils ne mélangent tout. Vouloir refonder le pays, réorganiser l’administration, vouloir organiser des élections, je pense que s’ils s’attèlent à tout ça, on est parti pour un pouvoir long et ça ne sera plus une transition. Une transition est limitée dans le temps. Moi, je suis incapable aujourd’hui de donner un délai, parce que le délai sortira du chronogramme ou du plan d’actions qu’ils vont mettre en place. Mais, à partir du moment où on dépasse une certaine durée, on n’est plus dans une transition. 

Malheureusement, dans les pays francophones, on prend vite goût au pouvoir. Même si l’intéressé qui est pouvoir s’en défend ou s’y oppose, petit à petit, on va l’amener à jouir des privilèges du pouvoir et ça c’est humain. C’est d’ailleurs pourquoi, j’ai des craintes dans cette transition qui se déroule aujourd’hui, parce que petit à  petit, on commence à ressentir un culte de la personnalité. Et là d’ailleurs même la presse, une certaine presse guinéenne contribue à cela. 

Et si vous lisez la charte de la transition, colonel Mamadi Doumbouya s’arroge de tous les pouvoirs et si en plus on le pousse au culte de la personnalité comme on le voit déjà sur tous les frontons des édifices publics un grand poster où c’est écrit la Guinée d’abord, je voudrais bien. Mais, petit à petit, on va amener à fabriquer un autre autocrate. Donc, je crains fort que si la durée n’est pas fixée dans le temps, qu’on tombe dans la transition de 2010. Je crains fort que cette transition soit une copie de la transition de 2010.

Guineematin.com : si on vous demandait aujourd’hui de donner des conseils à cette junte militaire pour éviter les erreurs du passé, comme eux-mêmes le disent, que leur diriez-vous ?

Dr Aliou Barry : à mon avis, le chantier le plus important et qui est facile à faire, c’est qu’au-delà du processus électoral qui est l’action majeure d’une équipe de transition, c’est la dépolitisation de l’administration. Parce que je vois mal comment, même cette équipe de transition, peut réussir avec une équipe qui est en place depuis 2010 et qui a été complètement politisée. Vous avez vu comme moi, durant toutes les élections passées, tous les fonctionnaires étaient sur le terrain en train de faire campagne : les magistrats, les fonctionnaires des départements ministériels, tout le monde. L’administration guinéenne aujourd’hui, c’est l’administration la plus politisée. 

Si vous rajoutez à cela que les recrutements à la Fonction publique ont été faits sur des critères non objectifs, des critères familiaux ou claniques, je ne vois pas comment cette équipe peut réussir une transition, si on ne fait pas un toilettage de l’administration guinéenne. A mon avis, c’est une action fondamentale. La deuxième chose, il faudra que les objectifs soient clairs et fixés avec les forces vives. Je ne pense pas que le CNRD tout seul va décider. Quand ils disent par exemple, on va organiser toutes les élections, le président qui va arriver, il n’aura que des actions de développement, un président de la République, légitimement élu, je ne pense pas que son rôle c’est uniquement de faire des actions de développement. 

Il n’appartient pas au CNRD de décider de faire toutes les élections sans associer les principaux acteurs, notamment la classe politique. Je pense qu’il faudra s’inspirer de ce qui se passe dans la sous-région. Il y a des pays comme la Sierra Leone et le Bénin qui ont réussi à organiser toutes les élections en même temps. Si on séquence les élections, on dit qu’on commence par les locales, vous savez bien qu’il n’y a aucune élection qui se déroule dans le monde sans contentieux. Si vous commencez à élire les chefs des secteurs, des quartiers, ça va prendre admettons deux ou trois mois. 

Il y a des contentieux et on ne peut pas passer à une autre élection si on ne résout pas le contentieux né de cette élection passée. Si vous rajoutez les locales, les élections des maires et tout, il y aura des contentieux et il faudra les purger. Vous ajoutez à cela les élections législatives, je pense qu’on est parti pour 5 ans. Il est vraiment intéressant de s’inspirer de ce qui s’est passé ailleurs et qui a fonctionné. Je verrais bien qu’on commence par les élections locales pour tester le fichier, la solidité de l’organe chargé des élections ; mais, il faut absolument coupler les municipales, les législatives et la présidentielle. 

Guineematin.com : actuellement, ce sont les secrétaires généraux des ministères qui gèrent les départements ministériels. Il y a quelques jours, le Premier ministre de la transition, Mohamed Béavogui, les a rencontrés pour leur donner des instructions. Pour vous, faut-il maintenir ces cadres à leurs postes ou se débarrasser d’eux pour la réussite de cette transition ?

Dr Aliou Barry : moi, je présume qu’ils sont là pour la transition. Mais, une fois que la nouvelle équipe sera mise en place, il faudra absolument changer ces secrétaires généraux. On ne peut pas garder à un poste de secrétaire général quelqu’un qui a passé 10 ans à soutenir un régime autocratique et à battre même campagne. Ce n’est pas une question de chasse aux sorcières, mais c’est une question de réalité. On ne peut pas garder au sein d’un département, un secrétaire général qui s’est illustré dans la défense du tripatouillage constitutionnel. Ça, c’est une question de logique, sauf si l’équipe qui vient d’arriver ne veut pas que le pays change. 

C’est pourquoi, je dis que la seule crainte que j’ai, c’est comment ils vont réussir une transition avec une administration qui est gangrénée. Vous avez en Guinée ce qu’on appelle le secrétariat d’État à la réforme administrative. J’ai discuté hier avec le monsieur qui gère ce département, tout est écrit. Ils ont fait un travail immense. Il faut dans ce pays qu’on comprenne que pour avoir un poste de responsabilité, il faut diffuser le profil, faire un appel à concours et que les gens soient recrutés selon des critères de compétences. On ne peut pas nommer un directeur national ou un secrétaire général sur la base de l’amitié ou de la politique. 

A mon avis, s’ils veulent réussir, la première des choses pour l’équipe gouvernementale, c’est de changer tous les secrétaires généraux. Sinon, je vois mal comment ils vont fonctionner. Je ne peux pas défendre M. Alpha Condé pendant 5 ans et me lever pour dire non, tout ce qui a été fait est mauvais, sauf  que tout le monde sait que le Guinéen est très sportif en retournement de veste. Mais, pour une équipe équilibrée, pour un Premier ministre qui a l’esprit ouvert et qui a la capacité d’analyse, il ne peut pas fonctionner avec une administration qui a participé lourdement au tripatouillage constitutionnel. 

Interview réalisée par Alpha Assia Baldé pour Guineematin.com

Tél : 622 68 00 41 

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