Guinée : le procès de l’intellectuel

Abdourahmane Barry, professeur d’économie et de sciences sociales
Abdourahmane Barry, professeur d’économie et de sciences sociales

Libre Opinion : La Guinée a malheureusement, depuis la première République, érigé le massacre des intellectuels en art ; nous ne devrions pas nous en féliciter, mais plutôt nous interroger sur les raisons qui font de notre pays le dernier de la sous-région, voire de l’Afrique. Il me semble que la chasse systématique aux intellectuels, regardés comme un danger pour une certaine « paix sociale », est la principale explication de cet état de fait. On a d’abord commencé par les mettre hors d’état de nuire au sens propre du terme ; certains, comme Fodéba Keita, Diallo Telly y ont laissé leurs vies. D’autres, comme Camara Laye et bien d’autres encore ont été définitivement éloignés du pays. Ensuite on s’est méthodiquement employé à ruiner l’institution scolaire pour être sûr qu’elle ne produira pas d’esprits récalcitrants. Bref, la phobie de l’intellectuel semble être devenue une culture solidement ancrée dans ce pays.

Or, l’intellectuel, loin de profiter de son confort égoïste, choisi d’instruire, d’informer, donc d’éclairer, précisément en s’engageant pour les causes qu’il pense justes hic et nunc, ici et maintenant, quitte à écorner son image, quitte à jouer les Cassandre. 

À cet égard, l’écrivain, plus que le sociologue ou l’éminent professeur de sciences politiques, a un rôle singulier et irremplaçable. Habitué à façonner des personnages, à orchestrer des intrigues, il est doué d’une science, sinon infaillible du moins poussée, de la nature humaine. Il ne lit certes pas dans les entrailles, mais a appris à scruter les hommes dans leurs hésitations, leurs ambitions dissimulées, leurs lâchetés, leurs compromissions, voire leur panache. Il a donc un rôle de sentinelle qui nous avertit des dangers qui nous guettent, quitte à perturber notre douce insouciance.

Sa parole devrait, non pas déclencher les invectives, mais susciter le débat pour trouver les solutions aux défis qu’il met au jour et déjouer les éventuelles conspirations dont nous pourrions faire l’objet. Il faudrait pour cela, lui opposer des arguments pertinents, et non essayer de le disqualifier, au motif qu’il aurait tenu un discours partisan, autre manière d’éliminer l’intellectuel. C’est le procès qui est fait aujourd’hui, par certains qui se veulent « objectifs”, à l’écrivain Thierno Monénembo.

Pour celui qui a suivi attentivement ses réflexions sur la situation guinéenne ces dernières années, force est de reconnaître, lorsqu’on est de bonne foi, que ses remontrances, lorsqu’il y a besoin, sont tous azimuts. Selon les situations, il tape sur tout ce qui bouge du mauvais côté. Sékou Touré et Lansana Conté ont dû maintes fois se retourner dans leurs tombes. Alpha Condé, en raison de ses agissements a eu à se le coltiner durant ses deux mandats et plus ; Cellou l’a souvent entendu, et notamment la dernière fois, lorsqu’il a choisi de concourir lors de la dernière présidentielle. Même le peuple s’est fait tancer pour son incorrigible veulerie. C’est donc une sentinelle que certains ne veulent pas entendre.

Certes nul n’est prophète dans son pays, mais nous aurions tort de poursuivre ce sempiternel jeu de massacre. Car, au final, nous nous retrouvons dans un pays où aucun bilan, aucun inventaire, aucune analyse ne sont possibles. Un pays dans lequel la douleur de l’autre nous est indifférente ; en somme, tous les ingrédients annonciateurs de la désagrégation d’une nation. Et l’absence d’un effort de mémoire qui en découle a fini de faire des guinéens un peuple-poisson rouge, dénué de toute profondeur historique. Les causes de ce drame sont certes multiples, mais la déliquescence de l’école et sans doute le calcul partisan sont ses fondements les plus vraisemblables. Il ne faut pas alors s’étonner que même des personnes de bonne foi récusent avec véhémence l’évidence. Difficile en effet de soutenir que les chefs d’Etat qui se sont succédés dans ce pays n’ont pas, d’une façon ou d’une autre, travaillé à saper les fondements d’une vraie nation. Il est, à cet égard, très facile de dénoncer la récente gouvernance Condé. Mais elle s’inscrit dans une logique qui remonte à l’indépendance, ce qu’a d’ailleurs aussi fait remarquer le Colonel Doumbouya.

Pour ceux qui manquent de bonne foi, ou d’éléments d’analyse, il n’est pourtant pas compliqué de consulter, sinon les archives nationales, des sources alternatives comme internet pour retrouver, par exemple, les harangues d’un chef d’Etat contre une partie de sa propre population. Nos compatriotes, témoins vivants du procès instruit par Sékou Touré contre toute une partie de sa population, (à l’occasion de l’épisode du « complot Peul » 1976), forment encore une fraction importante de la population guinéenne. Ce montage, dont le seul véritable objectif était l’élimination d’éminents cadres peuls, a aussi engendré une décision inexcusable pour un prétendu africaniste : les bourses d’études ont été supprimées pour les enfants peuls, quelque soit leur classement. Si ce n’est pas de la haine, ou de la discrimination, il est aussi difficile de qualifier cette démarche de bienveillante. 

N’être pas né à ces périodes ne constitue pas une excuse, car il n’est pas interdit de s’informer. Alors, ceux qui veulent en toute honnêteté faire un retour sur l’histoire de ce pays, pour connaître leur passé, en marge des fantasmes et des préjugés, devraient commencer par écouter ceux qui ont vécu, au moins une partie de cette histoire dans leur chair. C’est le cas de Monénembo, et des millions d’autres, dont l’exil relègue celui d’Ulysse et de ses compagnons au rang d’une petite virée de week-end.

La véhémence des critiques, venant souvent de personnes dites objectives qui ont assisté imperturbables à l’assassinat de jeunes, quelquefois de pré-adolescents, semble indiquer qu’il a peut-être vu juste. Sans aucun procès d’intention, il ne fait que nous engager à la vigilance, pour j’imagine le bien de cette famille qu’est la Guinée.

Abdourahmane Barry, professeur d’économie et de sciences sociales

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