Savoirs d’expérience et savoirs scientifiques : un piège dans le monde scientifique d’aujourd’hui

Mohamed Lamine Dioubaté, Ph.D

Par Mohamed Lamine Dioubaté, Ph.D : Plus de trois décennies se sont écoulées, mais le débat récurrent sur la concurrence ou la complémentarité entre les savoirs d’expérience et les savoirs scientifiques est toujours d’actualité auprès des chercheurs, des enseignants, des enseignants-chercheurs, des scientifiques tout court. La persistance des interrogations autour de ce sujet peut-elle être considérée comme la preuve d’une quelconque insatisfaction face aux réponses trouvées à ce jour, ou confirme-t-elle tout simplement l’état de transition dans lequel se trouvent les institutions de recherche et celles de la formation.

Le constat amer que je fais depuis un moment et qui revient sans cesse par le biais des savoirs produits par les enseignants et les formateurs d’une part, par les chercheurs expérimentés et les apprentis-chercheurs improvisés dans les sciences sociales et humaines d’autre part, preuve que la problématique posée reste toujours pertinente et actuelle et qu’au-delà de l’aspect intellectuel qui la caractérise, elle est également sociale et dans une moindre mesure idéologique. Dans la détermination de ce qui est, ou n’est pas de l’ordre de la recherche scientifique, et de celui qui est, ou n’est pas chercheur, la démarche n’est pas seulement que théorique, elle est pragmatique et donne un moyen de désigner l’autorité légitime pour fixer les critères de légitimation de la production scientifique et confère à d’autres un moyen d’accès à la recherche. En ce sens, « c’est une arme préservant certains territoires » (Demailly, 1994, p.70).

Aujourd’hui, en Guinée, la tension quasi récurrente entre chercheurs et praticiens se trouve accrue par la crise actuelle du marché de la recherche dans différents domaines, résultant de l’exigence ou de la revendication des enseignants-chercheurs et des chercheurs à produire leurs propres savoirs d’action. Les crises actuelles dans différents champs de recherches montrent que les identités se constituent, les territoires se redéfinissent, les hiérarchies se recomposent dans un désordre indescriptible. Le constat sur le terrain montre que l’environnement de la recherche en Guinée se désagrège, les chercheurs n’ont plus de limites, chacun s’aventure dans le champ de l’autre sans savoir comment s’y prendre. Par exemple, il n’est pas rare de voir un professionnel de la santé s’improviser en socio-anthropologue, ou un sociologue se faire passer pour un spécialiste en épidémiologie, et vice et versa. L’on observe tous les jours que la concurrence quasi permanente entre chercheurs et praticiens s’est accrue en raison de la crise actuelle de la recherche et la course effrénée aux contrats d’études dans différents champs disciplinaires.Quasiment, tout le monde applique des méthodes va-tout, sans aucune déontologie scientifique. Les méthodologies adoptées sont vides de contenus et de sens, dépourvues de finesse et de profondeur. Tandis que les rapports d’études déposés sont souvent de piètre qualité, les résultats des recherches sont acceptés sans aucun recule. Dans bien des cas, les résultats sont catastrophiques.

En reconsidérant la base qui sous-tend les principes de la formation des enseignants, de la professionnalisation de leur activité et de leur rapport aux savoirs professionnels, il arrive que les uns adoptent des postures paternalistes, plus défensives et hiérarchiques au nom des exigences de la science, que les autres quant à eux optent pour des postures égalitaristes et offensives de valorisation par la recherche, et parlent d’ailleurs de la particularité de la pratique et l’inutilité des savoirs savants à répondre à leurs besoins. Ce serait encore une grave erreur, ou du moins une grosse faute scientifique, de croire aveuglement trouver une ou des réponses adéquates à la problématique des rapports entre savoirs d’expérience et savoirs scientifiques en ignorant de facto les considérations socioprofessionnelles. L’approche socio-ethnologique qui décrit et analyse la « Science en action » réprouve ses errances et montre dans ses démarches comment le travail scientifique se trouve constamment mêlé dans des considérations socio-politiques ou idéologiques, et comment la science elle-même se construit au travers de tensions et de confrontations, et non dans un transfert à tous azimuts.

La difficulté la plus largement admise et très récurrente dans les systèmes d’enseignement en Guinée, consiste à produire des savoirs utiles à la pratique. Or, même dans les systèmes où, depuis trois décennies, la formation des enseignants se trouve intégrée à l’université, cela ne fait qu’attiser le conflit et rend impératives une redéfinition des espaces scientifiques et également une nouvelle mise en perspective des savoirs produits et des méthodes pour y parvenir.

Cette lacune dans nos systèmes d’enseignement ne fait que décrédibiliser les praticiens de la recherche. Si l’identité des chercheurs et de leurs institutions de rattachement se construisent progressivement, notamment en se distançant, non sans détachement des disciplines-mères par la définition d’un objet épistémologique original, elle s’opère également au travers de la demande sociale et politique que l’Etat engage pour les réformes scolaires en Guinée. Mais au cours de ces réformes, il est a constater que rares sont des champs de recherche dans les institutions d’enseignement supérieur qui se soient constitués et qui soient fortement développés sur le plan pratique et scientifique. Il est constamment ressorti dans les productions scientifiques et dans les rapports d’Institution des copiés-collés d’études similaires, ainsi que dans la formulation des politiques publiques. Ce manque de vitalité scientifique, de réflexion et d’autonomie intellectuelle reflète les errements et les tâtonnements d’un système éducatif qui a perdu tous ses repères académiques et de bouillonnement d’idées, bref de débats contradictoires et constructifs. Tous ces facteurs réunis suscitent des tensions qui conduisent à l’actuel débat sur les spécificités des savoirs et des méthodes issus de la pratique enseignante et de celle de la recherche.

Or, les perspectives scientifiques actuelles revendiquent plus ouvertement les réalités enfouies, à la fois subjectives et intersubjectives comme objets de connaissance scientifique ;car elles s’ancrent dans une tradition épistémologique qui est fondamentalement interprétative dans le sens qu’elles s’intéressent aux dynamiques selon lesquelles le monde social est expérimenté, vécu, produit, compris, expliqué et interprété.

Ils convient en cette période de l’innovation de la science et des connaissances dans les Institutions d’enseignements supérieurs, de prendre conscience du rôle de chacun, de définir les domaines d’intervention pour chaque acteur œuvrant au sein du système en vue d’une finalité objective des résultats de la recherche. Pour finir, il est utile de rappeler que la finalité de cette analyse est de construire des lectures interprétatives, c’est-à-dire de donner du sens à des phénomènes sociaux et humains caractérisés par une grande complexité.

Mohamed Lamine Dioubaté, Ph.D

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