Décès de M. Issa Diallo : voici une interview du défunt en 2012, « la Guinée a régressé »

« Un pays ne stagne pas : il avance ou il recule. Depuis l’indépendance, tout le monde, excepté les indécrottables partisans du statu quo ante, admet aujourd’hui que la Guinée a régressé. Les causes de ce recul, nous les connaissons : pêle-mêle, on peut évoquer, les conditions particulièrement difficiles de l’accession du pays à l’indépendance et les mauvais rapports avec la France, l’irruption de la révolution « globale et multiforme » sur la scène politique guinéenne et ses conséquences… », expliquait notamment monsieur Issa Diallo dans une interview accordée à nos confrères du site Guineeactu.info

Guineematin.com vous propose, ci-dessous, l’intégralité de cette interview réalisée en 2012 :

Ancien fonctionnaire international, Issa Diallo est certainement l’un des Guinéens qui auront fait la meilleure impression aux Nations-Unies. Il fut aussi longtemps envoyé spécial du secrétaire général de l’ONU Koffi Annan, en Angola. Ce fils de Yacine Diallo — premier député guinéen — a eu aussi à diriger, en tant qu’intérimaire, la Commission économique pour l’Afrique (CEA) de l’Organisation des Nations-Unies.

GuineeActu s’est approché de ce fonctionnaire à la retraite, pour qu’il nous parle de la Guinée (Par Adjidjatou Barry Baud pour GuineeActu)


GuineeActu : M. Diallo pouvez-vous vous présenter brièvement pour nos nombreux lecteurs ?

Issa Diallo : Je suis Secrétaire général adjoint de l’ONU à la retraite ; né guinéen et africain. Je trouve mon équilibre dans la foi, la fraternité et la solidarité. Sans adhérer à aucun parti politique, je demeure avec des convictions auxquelles je suis profondément attaché.

La Guinée vient de célébrer le 54e anniversaire de son indépendance. Pouvez-vous parler du rôle joué par votre père, feu Yacine Diallo, notamment lorsqu’on sait qu’il est très peu connu par cette nouvelle génération?

La méconnaissance de l’histoire contemporaine de la Guinée par la jeune génération, est un naufrage programmé, une politique délibérée depuis l’indépendance de notre pays. Quand on veut assujettir un homme ou un peuple, on le plonge et le maintient dans l’ignorance.

Sans aucun doute, mon feu père, Yacine Diallo, reste la figure prééminente de la scène politique guinéenne de 1944 à 1954, date de son décès à Conakry, d’une hémorragie cérébrale à l’âge de 56 ans.

Mon père était un homme d’Etat, de foi et de vision pour qui la politique était synonyme de don de soi. Son autorité naturelle l’imposait à ses pairs.

Sorti major de sa promotion à l’Ecole normale William Ponty, à Gorée, Sénégal, il était mineur lorsqu’il a commencé à enseigner. Erudit en latin, en arabe et en anglais, il jouait du violon et enseignait le piano. Pédagogue émérite, il sera le premier directeur d’école publique en Guinée. C’est à ce titre qu’il a été présenté à la députation par le grand maître érudit du Fouta, Tcherno Aliou Bouban Dian, dont il était l’élève favori, un ami de son père Tcherno Boubacar Nouma, conseiller du Roi Alpha Yaya de Labé. Elu premier député de la Guinée, il représente son pays à l’Assemblée nationale française où son parti, le Mouvement socialiste africain, est affilié au parti socialiste SFIO, dont il sera élu vice-président du groupe parlementaire à l’Assemblée nationale française.

Sa très grande popularité n’était pas usurpée : il la tenait de la réputation de l’enseignant qui avait servi dans toutes les régions naturelles de la Guinée et qui s’y était distingué auprès des populations reconnaissantes.

Les chansons populaires de son époque restent un témoignage manifeste de cette reconnaissance, notamment celle qui dit en langue soussou : « Oh Yacine Diallo ! Oh Fodé Mamoudou Touré ! Grâce à vous, la Guinée a été libérée. Grâce à vous, la Guinée se nourrit aujourd’hui de la meilleure qualité de riz qui soit ! » Plus que la reconnaissance, la conscience populaire que le député de la Guinée menait un combat libérateur.

L’indépendance ne s’octroie pas et ne se décrète pas : elle se conquiert de haute lutte et se préserve de haute lutte. Une lutte de longue haleine. Elle n’est pas une fin en soi, mais un moyen de libération de la domination coloniale et des abus de pouvoir de nos propres gouvernements. C’est dans ce cadre précis, que l’Histoire inscrit l’action du député Yacine Diallo. Il a mené un combat libérateur et a laissé un pays auquel tous les espoirs étaient permis.

La décennie 1944-1954, a été une décennie cruciale dans la lutte pour l’émancipation du peuple de Guinée de l’exploitation et de la domination coloniale. Elle consacre l’émergence d’un Etat démocratique ; d’un peuple laborieux, uni, prospère et solidaire, auquel tous les espoirs étaient permis.

Les termes de l’émancipation des colonies françaises de la tutelle de la France, avaient été négocié pendant la Seconde Guerre Mondiale avec le Général de Gaulle. En échange de la participation des Africains à la libération de la France occupée par l’Allemagne nazie, la France s’engage à promouvoir cette émancipation et à conférer à ces derniers une plus grande responsabilité dans la gestion de leurs affaires intérieures. Mention en est faite à la fameuse conférence de Brazzaville en 1944, réunissant l’ensemble des gouverneurs et administrateurs des colonies françaises. L’Afrique fournira six cent mille hommes de troupe et un effort logistique déterminant. En 1945, la guerre est gagnée et la France libérée. Entre 1945 et 1951, l’Union française et les fédérations d’Afrique occidentale et d’Afrique équatoriale sont créées, avec un exécutif fédéral et des assemblées territoriales. La citoyenneté est acquise pour les peuples d’outre-mer et le système du double collège, discriminatoire à l’endroit des Africains, est supprimé. Les droits et libertés fondamentaux sont institués pour les Africains. Les libertés d’expression, de réunion et de culte sont consacrées. Les partis politiques sont créés et les libertés syndicales instaurées. Le système d’exploitation et de domination coloniale est définitivement contesté par de puissants courants progressistes, à travers des partis politiques et des syndicats particulièrement actifs. En 1956, la loi-cadre, dite loi Gaston Defferre, député socialiste, crée le premier Conseil de gouvernement en Guinée.

Les étapes de cette longue marche sont précises :

  • suppression du travail forcé, vestige de l’esclavage ;
  • suppression du double collège qui dissimulait une discrimination de droit et de fait, entre les Africains et les Métropolitains ;
  • élargissement de la citoyenneté aux peuples d’outre-mer ;
  • institution de l’enseignement obligatoire et gratuit ;
  • institution des droits et libertés fondamentales : liberté d’expression, d’association et de culte. A l’abri desquels, les partis politiques et les syndicats ont vu le jour. Ces décisions constitueront le terreau pour l’émergence d’une élite nationale et nationaliste dont les revendications sociales et politiques viendront saper et ébranler l’ensemble de l’édifice du système de domination et d’exploitation coloniale en Afrique en général et en Guinée en particulier.

De ce terreau, émergera une élite nationale issue de toutes les couches sociales et régions naturelles du pays, sur la base du seul mérite établi par des concours organisés dans les différents établissements scolaires et professionnels du pays.

Sur le front politique, tenu par Yacine Daillo, se trouvent à ses côtés : Mamba Sano, Fodé Mamoudou Touré, Diawadou Barry, Ibrahim Barry dit Barry III, Karim Bangoura, Gabriel Lisette, entre autres.

Sur le front social, de jeunes cadres et dirigeants syndicalistes émergeront, parmi lesquels : Abdoulaye Diallo dit Abdoulaye Ghâna, vice-président de la puissante Fédération syndicale mondiale, Sékou Touré, de la Confédération générale des travailleurs, David Soumah, des syndicats chrétiens, Koumandian Kéita, du syndicat des enseignants, ou encore Mamadou Traoré dit Rayautra et son redouté journal Coup de bambou, entre autres.

Sur le front culturel, Fodéba Kéita avec ses Ballets africains et Laye Camara avec son roman primé L’enfant noir, faisaient la renommée de la Guinée sur la scène mondiale.

C’est cette élite-là, dans le cadre de leur parti politique respectif, aiguillonné par la jeunesse étudiante de Guinée en France, que le peuple de Guinée a suivi pour se prononcer à 97% contre le projet de référendum proposé le 28 septembre 1958, par le général de Gaulle. A cette occasion, l’union sacrée avait jeté son voile sur la Guinée et avait fait sa force et sa grandeur. C’est par cette alliance historique, que cette élite a écrit la belle et glorieuse page du 28 septembre 1958 et marqué une étape décisive au terme de dix années de progrès ininterrompu vers l’indépendance. Elle couronne, sans aucun doute, l’action du premier député de la Guinée.

Sur le front économique, l’action et la vision du premier député de la Guinée pèsent de tout leur poids avec des résultats probants. A cette époque, la Guinée et la Côte d’Ivoire étaient les deux économies les mieux gérées de l’Afrique occidentale française, avec un budget excédentaire. Les deux économies étaient en compétition, mais la Guinée avait l’avantage, du fait de ses abondantes ressources minérales. Par ailleurs, la Guinée était encore le premier producteur et exportateur de banane et d’ananas en Afrique. En ces temps-là, le seul port de la Côte d’Ivoire : Grand-Bassam, ne pouvait pas rivaliser avec celui de Conakry en plein expansion.

A Foulaya (Kindia), est créé le premier institut de recherches agronomiques d’Afrique. Dans la même région, est créé l’institut de recherches fondamentales (Pasteuria). Et à Sérédou (Macenta), est ouvert l‘Institut de recherches et de fabrique de la quinine.

Sur le plan industriel, le financement du barrage de Konkouré avait été trouvé auprès du Fonds d’investissement économique et social. Ce barrage devait non seulement subvenir aux besoins d’énergie de la Guinée, mais elle devait encore fournir l’électricité aux sept autres pays de l’Afrique occidentale française à un centime le kWh, c’est-à-dire, presque gratuitement. La réalisation du barrage de Konkouré, la création de l’Institut de recherches agronomiques et l’ouverture programmée d’un lycée climatique à Dalaba, faisaient de la Guinée un pays désormais incontournable en Afrique. Mon père considérait cependant, que les seules ressources naturelles, ne garantissaient pas nécessairement, le développement économique : l’énergie est ici, déterminante : d‘où l’importance du barrage de Konkouré.

Dans sa vision stratégique du développement, les droits politiques acquis ne revêtent aucune signification réelle si le peuple n’est pas en mesure et en position d’exercer les droits acquis. D’où l’importance fondamentale de l’éducation.

Education, source de l’éveil des consciences, de l’action créatrice et constructive. Véritable source de pouvoir et de droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Education, source de l’exercice des droits et devoirs du citoyen en démocratie.

Enfin, concernant la construction de l’avenir de la Guinée, il considérait que malgré les abondantes ressources naturelles dont disposait son pays, aucun résultat ne serait possible sans une intégration solidaire de toutes ses ethnies et régions. Pour mon père, la principale richesse de la Guinée c’est sa diversité ethnique et physique. Avec l’océan, la montagne, la savane et la forêt, chacune de ces régions se trouve dotée de ressources minières, par la seule grâce de Dieu. Il considérait que la Guinée était « un pays complet ».

Ce sont toutes ces perspectives ouvertes à la Guinée, avec un avenir si prometteur, que le décès prématuré de mon père va bouleverser. D’où, cette question sur les lèvres de ceux qui ont connu cette période et ses perspectives : « Que serait devenue la Guinée si Yacine Diallo avait vécu plus longtemps ? ». A cette question, l’historien Ibrahima Baba Kaké répond pour sa part, dans un de ses écrits, que: « Si Yacine Diallo avait vécu, il serait devenu un autre Houphouët-Boigny dans la région ».

Gabriel d’Arboussier, un des leaders historiques du RDA et longtemps bras droit du président Houphouët-Boigny, m’a dit toute l’amitié et le respect mutuel que le député de la Guinée et celui de la Côte d’Ivoire se vouaient. Ils avaient en commun la foi, la sagesse et un art consommé de l’action qui consiste, sans jamais perdre de vue l’objectif fixé, à ne pas avancer quand il faut s’arrêter, ou reculer quand il faut avancer.

Les deux hommes étaient parmi les six premiers signataires de l’acte constitutif du RDA. Un désaccord entre les partis auxquels ils étaient affiliés à l’Assemblée nationale (le Parti communiste et le Parti socialiste SFIO) les a séparés sur les modalités d’organisation du 1er congrès du RDA à Bamako. Pour ne pas perdre la face devant la chaise vide laissée par la Guinée au congrès, Houphouët-Boigny a demandé au jeune syndicaliste guinéen Sékou Touré, présent, de constituer la section RDA de Guinée. C’est ainsi qu’est né le PDG.

Quel regard portez-vous sur l’évolution sociopolitique de notre pays de son indépendance jusqu’à nos jours ?

Un pays ne stagne pas : il avance ou il recule. Depuis l’indépendance, tout le monde, excepté les indécrottables partisans du statu quo ante, admet aujourd’hui que la Guinée a régressé. Les causes de ce recul, nous les connaissons : pêle-mêle, on peut évoquer, les conditions particulièrement difficiles de l’accession du pays à l’indépendance et les mauvais rapports avec la France, l’irruption de la révolution « globale et multiforme » sur la scène politique guinéenne et ses conséquences.

La Guinée est aujourd’hui sans Etat, sans parlement, sans institutions judiciaires et administratives crédibles. Un tel pays est une proie facile dans un monde en quête de ressources pour se nourrir. Cette situation a trop longtemps duré : cela doit changer. Je dis à nos compatriotes ceci : ayons le courage de nous regarder en face ! Depuis l’indépendance, la Guinée est passée d’un pays où tous les espoirs étaient permis, à un pays où il est difficile de ne pas perdre espoir. Un pays où l’intelligentsia s’obstine à ne pas tirer de leçon du passé ; un pays où règne l’injustice, où le crime est banalisé et où l’argent règne en maître des consciences, est condamné à l’errance.

Un pays riche où règne le désordre et la loi de la jungle ; un pays où la jeunesse est plongée dans le désespoir pendant si longtemps, est un pays sans avenir. Il faut que cela change, avant que les aventuriers de tous poils, toujours plus nombreux, appâtés par les ressources d’une proie aussi facile, n’en viennent à bout. Dans l’état actuel de la Guinée, ce n’est pas là, une simple vue de l’esprit. Dans un pays dominé par tant de ressources naturelles, tant de convoitises, de méfiance et de violence ; un pays sans Etat, tout peut basculer à tout moment sans un tel sursaut national.

Le capitaine Dadis Camara, ancien commandant en chef des forces armées guinéennes, avait publiquement décrit le degré d’indiscipline et de désorganisation inimaginable qui régnait dans ce qu’il restait de ce corps. A son tour, le président Alpha Condé, déclare pour sa part, qu’il a hérité d’un pays sans Etat. N’est-il pas temps pour nous, de nous interroger : « Qu’est-ce qu’un pays riche sans Etat et sans armée ? » et surtout : « Que faire ? »

La Guinée est une nation, sa richesse c’est essentiellement sa diversité. C’est une grande chance qu’il nous faut saisir et cultiver. Nous sommes d’autant plus forts que nous sommes divers. C’est pourquoi les partis politiques doivent être d’essence nationale : c’est-à-dire qu’ils doivent endosser d’abord l’intérêt national et non les intérêts particuliers, personnels ou sectaires. Il faut écarter et faire front contre les partis et les idées de faction. En démocratie, c’est par les urnes qu’ils seront écartés.

Pendant la transition, beaucoup de Guinéens ont été surpris de vous voir soutenir un régime d’exception. Pouvez-vous éclairer nos lecteurs sur vos motivations profondes ?

Je tiens à vous rassurer : ce que j’ai fait, je ne l’ai pas fait pour soutenir un régime d’exception, mais pour la Guinée, que je considère comme un héritage que j’ai le devoir sacré de préserver. A chaque fois que ce legs est menacé, tous ses enfants doivent se donner la main pour sortir le pays de la mauvaise passe.

Par ailleurs, si à travers le monde on a eu recours à mes services pour éteindre tant d’incendies, je ne vois pas pourquoi je pourrais refuser de tels services à mon propre pays.

En effet, depuis l’indépendance dans notre pays, la violence d’Etat est entretenue d’un régime à l’autre. Les civils l’ont commencé et les militaires leur ont emboité le pas. Il faut combattre ce fléau avec la dernière énergie. Je me dois encore de préciser que ce n’est pas la 1ère fois que j’interviens dans une situation où le pays est en danger. Sous la 1ère République, je l’ai fait ; sous la 2e République, je l’ai fait au moins trois fois. Toujours contre la violence d’Etat. Cette fois-ci, je l’ai fait à l’invitation du CNDD et du gouvernement, m’adressant à la diaspora, pour participer au débat sur la transition. Un geste fort duquel je ne pouvais pas me disculper parce que je considère que la diaspora guinéenne constitue encore aujourd’hui, le plus grand vivier d’expériences et de compétences du pays. Elle a son mot à dire ; et mieux, sa contribution à apporter ; et sa part de fardeau à porter.

Je pensais que deux semaines suffisaient à ma mission en Guinée ; cela m’a pris trois années couronnées par le transfert du pouvoir aux civils. Ce fut un combat sans merci contre ceux qui cherchent à utiliser l’armée à des fins purement personnelles, sous prétexte que les civils sont déjà servis. Le président Dadis Camara était parfaitement averti des lacunes de son équipe et voulait coûte que coûte, les combler par plus de compétences et d’expérience. Il avait raison, mais pas assez de moyens pour s’opposer à un entourage particulièrement actif lorsqu’il s’agit de se servir. Je serai éternellement redevable à l’action fantastique menée par le Groupe de contact, l’Union africaine, la CEDEAO et l’ONU, pour conduire la transition jusqu’à son terme. C’est grâce à l’action déterminée de ces acteurs que la Guinée n’a pas sombré dans la guerre civile. Tous, d’anciens collègues devenus des amis qui m’ont honoré de leur confiance et estime, pendant ces années passées en Guinée.

Je voudrais en particulier citer ici le secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan et le président Alpha Omar Konaré, Président de l’Union Africaine, qui ont brillamment su anticiper et œuvré pour créer sur le plan régional une cellule de veille sur la Guinée avec sa composante militaire : un régiment de la CEDEAO avec pour mission de protéger la population de la Guinée, si besoin était. Nous avons travaillé à la création de cette cellule dès les premières confrontations entre les syndicats et le régime du général Lansana Conté, etc., etc.

Que vous inspirent les actes posés par Alpha Condé depuis son arrivée au pouvoir ?

Je souhaiterais faire deux remarques ici. La première est un simple constat. Le retard dans l’organisation des élections législatives aura été un lourd handicap dont le président élu commence à mesurer toutes les conséquences. L’une de celles-ci est que l’élection est une condition nécessaire mais pas suffisante pour légitimer un président, même démocratiquement élu. Le pouvoir présidentiel est institutionnel ou ne l’est pas. Dans un régime démocratique, l’absence de parlement est un handicap qui expose les actes du président à la contestation, mais surtout le prive de l’appui irremplaçable du parlement dans la mise en œuvre des réformes si urgentes et si nécessaires. La seconde remarque que je voudrais formuler est que l’on ne juge pas un homme politique sur ses déclarations d’intention, mais sur ses résultats. En matière d’expérience de l’exercice du pouvoir, Elhaj Alpha Condé entre seulement en matière.

Nous devons lui reconnaître qu’il a hérité d’un mandat peu enviable, qu’il a lui-même qualifié « d’un pays sans Etat ». L’absence d’Etat se traduit par l’absence de gouvernail. Or, même un président élu ne peut piloter un navire sans gouvernail. En temps normal, il est déjà difficile de conduire un Etat ; mais que dire alors lorsqu’on est privé de gouvernail ?

C’est une situation qui exige une totale refondation de l’Etat en Guinée ; une mission de longue haleine. Aujourd’hui, le maillon essentiel de cette refondation en démocratie, c’est-à-dire le parlement, n’est toujours pas en place. Plus grave encore, le Président a hérité d’une situation marquée par un demi-siècle de mauvaise gouvernance et d’abus de pouvoir par les régimes successifs depuis l’indépendance. Une situation dont les Guinéens sont fatigués après plus d’un demi-siècle d’aventures politiques sans lendemain. Avec impatience, ils exigent aujourd’hui un changement radical avec les comportements et pratiques du passé, en particulier de la part de la classe politique dirigeante. Bref, il se trouve face à une situation qui exige des solutions urgentes à des problèmes profondément ancrés, dont les solutions exigent du temps. Un temps dont le président élu ne dispose pas, face à un peuple qui s’impatiente devant tant de rendez-vous historiques manqués et de promesses jamais tenues.

C’est pour toutes ces raisons, que la population, qui croit de moins en moins à la parole des politiciens, souhaite malgré tout, la réussite du candidat qui a fait du changement, son cheval de campagne. Parce qu’elle est très marquée par tant de rendez-vous manqués avec l’Histoire, depuis l’indépendance ; et parce qu’elle sait que la mauvaise gouvernance n’a épargné aucune famille, aucune ethnie, aucune région ou parti politique du pays. Mais surtout, parce qu’elle a conscience du fait que nous sommes tous sur le même bateau. Certains en première classe certes, d’autres en 3e classe et d’autres encore sous les cales ; mais si, par malheur, le navire Guinée sombrait, aucune classe ne sera épargnée. Mais la réussite du président Condé dépend d’avantage de lui-même que des souhaits de la population.

Quand on dit que le président de la République est le président de tous les Guinéens, qu’il est le garant de la Constitution, qu’il est au-dessus des partis et qu’il est le garant de l’unité et de la cohésion nationales, tout est dit sans aucune ambiguïté. Pour s’acquitter d’une telle haute mission, il doit s’entourer des meilleurs. Dieu merci, dans toutes les ethnies, toutes les régions, toutes les classes sociales du pays, il peut en trouver à l’intérieur comme à l’extérieur du pays, ils sont légion. Même au sein des partis politiques de l’opposition, il en trouvera. Ce faisant, il doit savoir que le président n’est pas libre de faire ce qu’il veut ; il n’est pas un roitelet d’une République bananière. Qu’il se souvienne toujours que le peuple de Guinée mérite plus de considération et de respect que les dirigeants ne lui en montrent depuis un certain temps. Qu’il sache aussi, que là où il passe en force ses idées et sa seule volonté, sans les concertations d’usage en démocratie, il scie la branche de la démocratie sur laquelle il est assis. Parce qu’il est traditionnellement et institutionnellement le recours désigné, le président de la République doit esquiver systématiquement les situations de confrontation. Et dans le cas spécifique de la Guinée, il doit en finir avec la violence et l’arrogance d’Etat, qui sont à l’origine de tant de malheurs depuis l’indépendance.

A mi-mandat, il accuse un certain retard sur son programme. Les élections législatives, pierre angulaire du système démocratique dont il se réclame, souffrent encore des querelles politiciennes autour de la CENI. En vérité, un faux débat autour d’un vrai problème qui est et demeure le rôle imparti à la CENI. Ce rôle n’a jamais été d’organiser les élections, mais seulement de contrôler les élections organisées par le MATAP. Le vrai débat, ce n’est certainement pas le président de la CENI ; le problème, ce sont les apprentis sorciers de la politique en Guinée, qui pensent avec Machiavel, que les élections se gagnent avant même qu’elles ne soient organisées ! A El Haj Alpha Condé je dis : le passage en force de la volonté présidentielle est toujours possible ; mais, comme toute action politique, quand le coût devient trop élevé, cette action ne mérite ni la peine, ni le risque. Le seul risque qui vaut la peine d’être pris par le premier président démocratiquement élu en Guinée, c’est d’unifier toutes les volontés politiques autour du seul intérêt national contre tous les intérêts particuliers de quelque camp que cela provienne.

Cet intérêt national s’articule aujourd’hui autour de trois questions fondamentales :

  • l’unité et la solidarité nationale ;
  • la réconciliation nationale ;
  • et la bonne gouvernance, qui suppose naturellement, la refondation de l’Etat .

Aucun de ces problèmes ne s’accommode avec une politique politicienne. Ils exigent une gestion par une autorité nationale, dans l’intérêt de la nation. Ils exigent une mobilisation nationale qui dépasse les intérêts et les moyens d’un seul parti, d’une seule région et d’une seule ethnie. Ces problèmes priment sur tous les autres et les conditionnent, y compris le développement économique L’ensemble des solutions à ces problèmes passe inéluctablement par le changement qui suppose d’abord une restauration de la confiance entre le citoyen guinéen et son Etat.

La question qui est posée au président El Hadj Alpha Condé, est de savoir si le changement, qui est inéluctable aujourd’hui en Guinée, se fera avec lui, sans lui ou contre lui. Pour les citoyens que nous sommes, cette situation est une exigence de patience, de courage, de tolérance et de vigilance.

Alpha Condé a inscrit le secteur minier comme son cheval de bataille pour faire de la Guinée un pays émergent. Quel jugement portez-vous sur ce choix stratégique et la mise en œuvre dudit choix ?

Rien de nouveau ici : le secteur minier, avec l’agriculture, est la carte maîtresse de l’économie et du développement de la Guinée. Les ressources, pour financer les autres secteurs du développement du pays, même s’il s’agit de secteurs prioritaires comme l’agriculture, la santé, l’éducation, les infrastructures, l’équipement, ou encore l’environnement, viendront dans une première phase, du secteur minier.

Chaque pays a des cartes en main, qui font la différence entre lui et les autres. Dans le cas de la Guinée, c’est le secteur minier qui en est le joker. On le joue bien ou on le joue mal. Pour l’instant, la Guinée le joue mal parce qu’elle le gère mal ; parce que les gouvernements successifs se sont contentés, dans le meilleur des cas, du superflu. C’est ainsi que les mines du pays sont exploitées et que les prix des matières premières culminent, sans qu’il n’y ait de retombées pour la population. Une bonne gestion de nos mines passe par leur transformation sur place. C’est ainsi que l’on peut doubler ou tripler les ressources tirées des mines. Jusqu’à aujourd’hui notre minerai est transporté jusqu’au Québec pour y être traité et ensuite vendu sur le marché.

Si le gouvernement sénégalais veut investir aujourd’hui dans le secteur de l’énergie, ce n’est pas pour transformer un minerai que le Sénégal n’a pas, mais pour éventuellement prêter ses services à la sous-région et plus particulièrement à la Guinée. Le minerai de Guinée ‒ ils ont raison ‒ transformé au Sénégal, coutera toujours moins cher que celui transporté et transformé au Canada !

L’industrie minière, l’énergie, notamment l’eau, l’éducation, la recherche scientifique et les ressources portuaires, sont les secteurs stratégiques du développement de la Guinée.

L’important reste ici, la gestion qui en est faite. Si les ressources minières sont mal gérées : si par exemple, on accepte l’idée de continuer à exploiter les mines de Siguiri et de Banankoro sans fournir à leurs populations les meilleurs équipements et infrastructures, les meilleurs écoles, centres de santé et environnement possibles, les mines auront appauvri ces régions au lieu de les enrichir. Mais si l’Etat décidait qu’un pourcentage des ressources minières tirées d’une région donnée doit aller au bien-être des populations locales, toute l’équation du développement changerait en Guinée. Pourquoi ? Parce que toutes les régions naturelles de ce pays disposent de ressources minières dont elles pourront bénéficier directement. L’Etat assurant la garantie que de tels transferts de ressources vers les régions, sont encadrés par d’excellentes ressources humaines capables de les gérer sur place. Bref, oublions pour l’instant les pays émergents et pensons aux pays naufragés comme le nôtre.

Le gouvernement guinéen a organisé récemment un forum économique avec la participation remarquée de personnalités de haut niveau, issues du milieu des partenaires techniques et financier, d’experts internationaux et de pays émergents. Quelle lecture faites-vous d’un tel forum ?

La Guinée a été trop longtemps coupée du monde, au nom de la révolution. Il est temps qu’elle sorte enfin et totalement de son isolement pour permettre à ce peuple cultivé et ingénieux de voir comment le monde évolue et à quelle vitesse ! Tout ce qui peut être organisé dans ce sens ne peut être que bénéfique pour ce pays. Le Guinéen et la Guinéenne ne peuvent s’enrichir et évoluer qu’au contact des autres peuples et de leurs expériences.

Pensez-vous qu’être éligible à l’IPPTE du FMI, pour un pays comme la Guinée, va se percevoir à court et moyen termes dans la politique de la lutte contre la pauvreté? C’est d’ailleurs la principale conditionnalité de cette éligibilité. On a en effet eu l’impression que le pouvoir guinéen avait à un moment donné, présenté à la population l’achèvement de l’initiative PPTE comme un pas géant dans sa politique économique et sociale. Votre point de vue?

L’éligibilité à l’IPPTE du FMI est une chose importante pour un gouvernement soucieux de gérer son économie et de corriger ses erreurs du passé. Au FMI, on le sait bien, la Guinée a souvent présenté d’excellents documents plaidant en faveur de cette admission. Certains de ces documents sous l’administration Clinton, étaient considérés comme des documents de référence sur la lutte contre la pauvreté. La Guinée ne recevra pas ici de l’argent liquide pour ses dépenses ; elle sera tout simplement soulagée du fardeau de ses dépenses effectuées dans le cadre de la lutte contre la pauvreté. Le ministre actuel des Finances, M. Yansané Kerfalla, jouit d’une bonne cote de confiance à Washington, ce dont la Guinée devrait savoir profiter pour tirer avantage de cette éligibilité et éviter au ministre, tout embarras auprès de tous ceux qui lui font confiance.

La Guinée traverse une situation politique critique. Qu’avez-vous à suggérer aux différents acteurs politiques?

A la classe politique, je dis : la politique n’est pas l’art de maintenir son peuple en laisse et dans l’ignorance, afin de mieux l’asservir et se servir. Mais plutôt l’art de créer les conditions nécessaires pour permettre à une communauté de vivre ensemble et mieux ; dans la cohésion, la solidarité, la justice, la sécurité et la paix. Gouverner, ce n’est pas la liberté de faire prospérer quelques-uns et d’affamer les autres, mais c’est d’abord servir, non pas uniquement les siens ou son parti, mais servir la communauté dans toutes ses composantes, sans aucune discrimination.

Dans toute société digne de ce nom, il est essentiel que les dirigeants et les groupes travaillent ensemble pour une société meilleure. Les ethnies restent encore et toujours, un des fondements vrais du projet de société que nous appelons communément la Guinée. Elles doivent toutes, et sans exception, être au cœur de ce projet appelé à évoluer dans un monde de plus en plus interdépendant et de plus en plus connecté. Le rôle de l’Etat ici, est d’intégrer et de solidariser les régions les mieux dotées avec celles moins bien loties. L’objectif n’est pas de faire la charité à qui que ce soit, mais d’enrichir la communauté dans son ensemble. Dieu merci, chaque région de Guinée se trouve dotée de ressources en abondance.

Je dis encore à notre classe politique, qu’en Guinée comme ailleurs, dans le monde, la politique n’est pas faite pour être rêvée, mais pour gérer des situations et solutionner des problèmes. Ainsi, le pouvoir dans notre pays aujourd’hui n’est pas à prendre et à accaparer : il est à partager. Cela exige de concevoir et faire la politique autrement que de suivre Machiavel dans ses élucubrations ou de calquer notre démarche sur tel ou tel modèle emprunté ailleurs. Cela exige de nous : lucidité, courage et imagination. Surtout le courage de reconnaître nos insuffisances et d’apprendre de nos erreurs et fautes du passé.

La Guinée n’a pas besoin aujourd’hui de marchands de rêves, mais de gestionnaires d’un pays sinistré par plus d’un demi-siècle de mauvaise gouvernance et d’aventures politiques sans lendemain. En d’autres termes, il faut que nous changions nos pratiques et comportements actuels et passés. Un changement radical est requis de nous, si nous ne voulons pas voir périr notre héritage : la Guinée. Le changement n’est pas synonyme de violence, mais il exige une rupture totale avec les pratiques et comportements du passé. Pour ma part, je reste convaincu qu’un tel changement interviendra inéluctablement. Il ne sera pas l’œuvre d’une seule personne, aussi intelligente et aussi dévouée soit-elle. Il sera une œuvre collective ou il ne sera pas.

Quelle approche de solution proposez-vous au peuple de Guinée, pour faire face à son destin ?

Il sera l’œuvre de réformateurs patriotes et démocrates, ayant foi en la Guinée : son peuple, son histoire et son avenir ; un avenir d’avantage voulu que subi. Car l’avenir, ce n’est pas ce qui nous attend demain, mais bien le reflet des actes que nous posons aujourd’hui.

Vous pouvez cliquer sur le lien pour visionner cette interview directement sur Guineeactu.info :

http://guineeactu.info/actualite-informations/interviews/2274-interview-de-m-issa-diallo-ancien-fonctionnaire-international-onusien.html

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