Un dialogue contre le dialogue : Par Amadou Sadjo Barry

Le dialogue n’est pas une fin en soi. Dans le contexte sociopolitique, c’est un moyen rationnel pour parvenir à dégager des compromis au sujet des tensions et conflits qui émergent du vivre ensemble. En ce sens, le dialogue vise, par la confrontation des arguments et points de vue, à recréer du lien, un commun, certes toujours fragile, mais qui permet d’ériger des barrières contre l’arbitraire et la domination des hommes. Derrière l’idée de dialogue, il y a en réalité une visée éthique, celle de pacifier la coexistence humaine par l’institutionnalisation de principes et des règles communes. Or, c’est précisément cette institutionnalisation du commun qui fait défaut dans les processus transitionnels où le dialogue est pourtant perçu comme une priorité. Pourquoi ? Principalement en raison d’une contradiction entre la dynamique du pouvoir et l’idéal du changement. 

En effet, ceux qui détiennent le pouvoir, parce qu’ils contrôlent les leviers de la contrainte et de la dissuasion, définissent unilatéralement les modalités du dialogue, des procédures en passant par les règles jusqu’au fonctionnement. Oui, ils appellent au dialogue, mais avec un cadre prédéfini. Or, celui qui définit et contrôle les règles domine le processus et s’assure que les dispositions finales soient en sa faveur. Ici, le dialogue devient une validation des arguments du plus fort et non une quête de compromis. Ainsi, une logique de domination est à l’œuvre qui va à l’encontre de l’idéal du changement, du moins lorsque ce dernier est compris comme une rupture avec la domination et l’arbitraire du pouvoir. C’est au nom de la rupture et du changement que les auteurs des coups d’État justifient leur action et arrivent à gagner l’adhésion populaire. Mais on voit que l’exercice du pouvoir arrive à transformer cette justification en un puissant levier permettant de faire valoir une prétention exclusive en matière de compréhension de ce qui est « bien » et « juste » pour la société. Conséquence : l’idéal du changement se retourne contre le changement dans un mouvement qui plonge le pouvoir dans les travers qu’il entend pourtant dénoncer.

Je n’écris pas ces lignes pour diaboliser le CNRD. Mon idée n’est pas non plus de défendre la coalition des partis politiques et certaines organisations de la société civile qui ont refusé de participer au dialogue.  J’essaie de comprendre pourquoi les dialogues en Guinée se sont soldés par un échec, et par conséquent engager une réflexion de fond pour éviter que la transition se retourne contre elle-même. On ne peut pas fermer les yeux sur les contradictions qui entourent la question du dialogue en Guinée. Laissons de côté les manœuvres et désaccords qui ont retardé la mise en place d’un cadre du dialogue. Il y a deux niveaux du dialogue qui ne sont pas nécessairement complémentaires car les rapports de force qu’ils impliquent ne sont pas les mêmes : CNRD-CEDEAO et CNRD-société guinéenne. Au premier niveau, on nous dit qu’un « accord dynamique » a été obtenu pour une transition de 24 mois à compter de 2023. Au deuxième niveau, le CNRD propose un chronogramme avec dix étapes pour le retour à l’ordre constitutionnel. Donc, les autorités guinéennes ont déjà accepté un « accord » avec la CEDEAO sur le chronogramme et la durée de la transition avant même l’ouverture du dialogue inter guinéen ? quel sera donc l’impact des dispositions finales du dialogue inter guinéen sur l’accord entre le CNRD et la CEDEAO ?  Le dialogue inter guinéen porte essentiellement sur les dix étapes du retour à l’ordre constitutionnel, mais quel est le sens de ce dialogue après qu’un accord a été trouvé avec le CEDEAO ? Les conclusions du dialogue inter guinéen seront-elles de nature à modifier « l’accord dynamique » conclu entre le CNRD et la CEDEAO ?

Ce qui me désole en Guinée et qui m’oblige à rompre avec la réserve que m’imposent mes engagements au niveau international, ce sont le poids écrasant de la vraisemblance, la terrible performance des apparences et l’engouement pour le spectacle. Mieux, c’est cette banalité du  mal dont parlait Hannah Arendt, qui fait que des hommes et des femmes ordinaires deviennent les acteurs d’un processus qui maintient un pays dans la fosse, les religieux en première ligne.

Par Amadou Sadjo Barry, Professeur de philosophie, Cégep de St-Hyacinthe, Québec, Canada

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