Daniel Philippe : « je suis né au camp Boiro et j’y ai passé 6 ans »

Daniel Philippe de Sainte Marie
Daniel Philippe de Sainte Marie

De père français et de mère guinéenne, Daniel Philippe de Sainte Marie a connu une enfance particulière. En effet, il est né au camp Boiro, la tristement célèbre prison de Sékou Touré, où il a passé six années avec sa mère. Plus de 40 ans après sa sortie de prison, il a accepté de revenir sur cette partie de sa vie dans un entretien avec un journaliste de Guineematin. Il a fustigé aussi l’attitude de l’Etat guinéen qui, dit-il, au lieu de travailler à faire la lumière sur ce qu’il s’est passé au camp Boiro, cherche plutôt à effacer cette page sombre de l’histoire du pays.

Décryptage !

Guineematin.com : vous êtes né au camp Boiro et vous y avez passé 6 ans. Parlez-nous de cette histoire.

Daniel Philippe de Sainte Marie : ma mère a été arrêtée le 11 juin 1971. Elle était hôtesse de l’air travaillant à bord d’Air Guinée. Beaucoup de gens la connaissaient en Guinée, on l’appelait Nènè Kassé. Selon ce qu’elle m’a dit, elle a été arrêtée au marché Niger et emmenée au camp Boiro alors qu’elle était enceinte de moi sans même le savoir. Et, c’est pendant son interrogatoire qu’on s’est rendu compte qu’elle était enceinte. Elle m’a dit qu’il y avait un accompagnement médical qui a permis de découvrir qu’elle était enceinte. D’ailleurs, elle me considère toujours comme un petit miracle, parce qu’elle se demande comment est-ce que j’ai pu survivre à toutes les tortures qu’elle a subies.

Daniel Philippe de Sainte Marie

Guineematin.com : qu’est-ce que ça fait de savoir qu’on est né en prison et qu’on y a passé un si long moment ?

Daniel Philippe de Sainte Marie : en fait, quand on est très jeune, on n’appréhende pas vraiment. On essaie d’effacer même ça de son esprit, même si ça joue sur votre vie. Plus tard, je me suis dit que c’est à la fois un privilège et un désavantage. Parce que ça a transformé ma manière de concevoir la vie d’une manière puisque je suis quand même resté là-bas pendant six ans. Je tiens à préciser une chose : je ne suis pas probablement pas le seul enfant qui soit né dans les liens de l’incarcération de ses parents au camp Boiro. Mais, je suis le seul qui a fait tout le temps avec ma maman en prison. Donc, ça m’a forgé un esprit. Je dois dire que pendant mon enfance, j’étais assez renfermé. J’étais assez solitaire. Mais, je précise que je n’ai pas de colère particulière. Je n’ai jamais appréhendé cela comme une forme de haine ou de colère.

Guineematin.com : j’imagine qu’en échangeant avec votre mère, vous avez pu savoir pourquoi elle a été arrêtée et incarcérée pendant toutes ces années.

Daniel Philippe de Saint Marie : bon, c’était dans le cycle de la purge de 1971. On pensait qu’elle était un agent secret dans l’affaire de la cinquième colonne. On pensait qu’elle travaillait pour l’opposition, puisqu’elle était avec mon papa qui était un blanc, d’origine française. Il est décédé malheureusement. Les gens ont pensé que j’étais le fils d’un allemand, mais ce n’est pas vrai. Mon papa était français. Il était le représentant de Mobile Oïl en Guinée dont la base était en Côte d’Ivoire. Donc, lorsque ma maman a été arrêtée, il était obligé de repartir là-bas pour ne pas se faire arrêter. Peut-être c’est tout cela qui a créé des rancœurs, des doutes, on a accusé ma maman d’espionnage.

Guineematin.com : beaucoup de choses se sont passées depuis votre sortie de prison. Aujourd’hui, le camp Boiro a changé de nom, il a même été entièrement rénové, mais il n’y a toujours pas eu la lumière sur ce qu’il s’est passé dans cette célèbre prison. Quel sentiment avez-vous en observant toutes ces situations ?

Daniel Philippe de Sainte Marie : aujourd’hui, j’ai plutôt un sentiment d’amertume mais aussi, je suis à la quête d’apaisement. L’amertume se trouve dans quoi ? C’est qu’il y a une volonté d’occulter l’histoire. C’est-à-dire qu’on réhabilite d’un côté et on veut diffamer d’un autre. L’histoire a deux facettes : Sékou Touré, puisqu’il s’agit de lui, a été un héros, il faut le reconnaître, mais il a été aussi un tyran. Aujourd’hui, la jeune génération n’appréhende pas la situation. On est dans l’esprit des révolutionnaires, ceux qui ont libéré l’Afrique. Oui, on est d’accord. Mais il faut reconnaître qu’il y a eu des gens qui ont été tués injustement. Ma mère, Dieu merci, elle s’en est sortie. Mais, il y a beaucoup de gens aujourd’hui qui ne savent même pas où se trouvent leurs parents.

On veut occulter cette partie de l’histoire sombre de la Guinée. Cela s’est exprimé beaucoup plus à travers la rénovation du camp Boiro. On a voulu effacer l’histoire. C’est-à-dire qu’on a voulu effacer la trace de tout ce qui s’est passé. Et aujourd’hui, les gens disent oui à cela. Il faut qu’on dise qu’il y a eu des gens qui ont été tués, il y a eu des gens qui ont été incarcérés sans justice. Ma mère n’a jamais fait de politique, et ne sait même pas ce que veut dire le mot politique. Elle n’avait que 25 ans et était hôtesse de l’air à Air Guinée. On l’a arrêtée peut-être parce qu’elle était avec un blanc, elle était belle. C’était des jalousies comme ça qui ont occasionné son arrestation puis son incarcération.

Guineematin.com : vous êtes membre de l’association des victimes du camp Boiro. Que demandez-vous aujourd’hui à l’Etat guinéen ?

Daniel Philippe de Sainte Marie

Daniel Philippe de Sainte Marie : aujourd’hui, ce que nous recherchons, c’est d’abord la restauration de la vérité à travers l’identification des charniers et leur édification en monuments de recueillement. Nous souhaitons une réhabilitation de la mémoire des victimes parce que ces gens-là ont été ostracisés. On les a fait passer pour des traites, leurs familles ont été écartées. Nous réclamons également la restauration des biens saisis et des prérogatives parce que certains étaient des fonctionnaires.

De mon point de vue, il faut insérer cette partie de l’histoire dans les programmes scolaires de notre pays. On parle de la décolonisation, des héros de la décolonisation dont fait partie Ahmed Sékou Touré, mais on ne dit pas le côté obscur de son règne. Cela doit aussi être intégré dans le programme scolaire afin que la jeune génération sache ce qui s’est vraiment passé dans notre pays.

Interview réalisée par Ibrahima Sory Diallo pour Guineematin.com

Tél. : (00224) 621 09 08 18

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