Bah Oury : « il est dangereux de confier à la CENI l’organisation des élections législatives et même de la présidentielle » (interview)

Bah Oury, président du parti UDRG (Union des Démocrates pour la Renaissance de la Guinée)
Bah Oury, président du parti UDD

Dans une interview accordée ce mercredi, 18 décembre 2019, à la rédaction de Guineematin.com, le leader de l’UDD (Union pour la Démocratie et le Développement) s’est exprimé sur la situation sociopolitique actuelle de la Guinée. Bah Oury a notamment parlé du combat actuel du FNDC (Front National pour la Défense de la Constitution) contre le troisième mandat, tout en évoquant le processus électoral devant conduire à la tenue des élections législatives en Guinée. L’ancien ministre de l’Unité nationale (dans le dernier gouvernement du Général Lansana Conté) estime « qu’il est dangereux de confier la responsabilité à la CENI, telle qu’elle est actuellement, l’organisation des élections législatives et même de la présidentielle ».

Décryptage !

Guineematin.com : Vous venez de sortir d’une réunion du FNDC, qu’est-ce qui a été décidé au cours de cette rencontre ?

Bah Oury : c’était une réunion plénière pour faire le point sur le bilan. Depuis le 14 octobre dernier, vous savez qu’il y a eu beaucoup de manifestations, il y a eu la sixième marche à Conakry. Il y a eu des morts, des arrestations. Certains ont été libérés, alors que d’autres restent toujours incarcérés. Donc, il était essentiel de faire le point avant la fin de l’année, de parler des autres considérations organisationnelles et de lancer des perspectives pour savoir comment mieux s’organiser, mieux impacter pour amener le régime à revoir sa décision de la mise en force d’une nouvelle constitution. C’est dans cette perspective que la réunion s’est déroulée ; et, à la fin, il y a eu une annonce comme quoi il y aura une marche le 26 décembre prochain ; pour être toujours dans la dynamique de mobilisation, de sensibilisation des populations guinéennes et l’opinion internationale sur les méfaits d’une nouvelle constitution qui amènerait fatalement à une nouvelle candidature du président en exercice de la République de Guinée qui est actuellement monsieur Alpha Condé.

Guineematin.com : Il y a déjà eu plusieurs manifestations du FNDC et vous en projetez une autre avant la fin de l’année. Mais, aujourd’hui, est-ce vous avez l’impression que ces mouvements de protestations sont en train de porter fruit ?

Bah Oury : déjà, les mouvements de protestations ont porté fruit. Puisque ça a permis de mobiliser l’opinion, ça a permis à la communauté internationale de comprendre que la majorité des guinéens ne sont pas favorables à une nouvelle constitution, ça a permis au pouvoir en place de revoir sa stratégie de communication et je pense que dans une certaine mesure, ça a mis le doute dans l’esprit de certains qui croyaient pouvoir rééditer facilement en 2019 le Koudaïsme de 2001. Ils se sont rendu compte qu’entre-temps le pays a changé. La Guinée des années 2000 n’est pas la Guinée de 2019. Il y a une nouvelle génération beaucoup plus impliquée, plus informée, plus active et plus mobilisée pour refuser l’immobilisme de manière générale. De ce point de vue, c’est une nouveauté. C’est comme si les tenants d’une nouvelle constitution symbolisent, représentent l’ancienne Guinée, par rapport à une nouvelle Guinée, majoritairement jeune, ouverte et qui baigne dans les dynamiques des réseaux sociaux. Ça, c’est une donnée extrêmement importante. Il y a une rupture qui est en train de se dérouler sous nos yeux ; et, l’histoire est en marche. Et, dans ce cadre, le FNDC symbolise ce mouvement en marche, l’histoire d’une Guinée qui est en train de reconquérir progressivement une certaine forme de dignité et d’affirmer son identité pour aller vers la modernité et la démocratie. C’est un mouvement important qui va au-delà d’une question de troisième mandat ou de changement constitutionnel. C’est un mouvement de fond de la société guinéenne qui est en marche.

Guineematin.com : Au-delà des manifestations de rue auxquelles nous assistons depuis le 14 octobre dernier, est-ce qu’il y a une alternative pour amener le chef de l’Etat, Alpha Condé, à renoncer à un troisième mandat ?

Bah Oury : Je crois que le fait que le président de la République ait jusqu’à présent tardé à officialiser sa déclarations solennelle prouve que la pression de la rue, les marches, ont eu un effet dissuasif sur cette dynamique. Et, je pense que les ténors de la mouvance présidentielle s’interrogent, se posent des questions par rapport à la viabilité de leur projet. Ceci dit, les marches ont permis de mobiliser la communauté internationale. L’arrivée de deux anciens chefs d’Etat africains (Nicéphore Soglo du Benin et Goodluck Johnatan du Nigéria) à Conakry et la crispation que cela a occasionné au niveau de certains membres du gouvernement guinéen prouvent que les autorités actuelles de la Guinée sont très coincées par rapport à ce changement constitutionnel. Cela veut dire que le combat est en train de gagner en puissance et cela doit être accompagné de pression plus puissante qui doit sortir du cadre national et englober le cadre international.

Guineematin.com : depuis quelques semaines, les actions sont focalisées sur les préparatifs des élections législatives du 16 février 2020, sauf que ces préparatifs souffrent de beaucoup de dysfonctionnements souvent dénoncés par l’opposition. Ce processus électoral n’est-il pas en train de surplomber le combat que le FNDC est en train de mener contre le troisième mandat en Guinée ?

Bah Oury : dans une certaine mesure, c’est le même combat qui est en train d’être mené et les stratégies sont en train d’évoluer. Au début, il y avait une volonté de parler d’un référendum, cette idée n’est certainement pas encore abandonnée, maintenant, on s’achemine vers l’organisation des législatives dans des conditions très troubles. Cela veut dire qu’il y a manque de transparence, manque de volonté de faire en sorte que les choses se passent en toute tranquillité dans le cadre d’élection transparente et crédible. Puisque l’organe de gestion des élections qui est la CENI, malgré les recommandations fortes des auditeurs du fichier électoral de 2015, rien n’est fait. Donc, il y a eu une volonté délibéré de saboter les recommandations de la francophonie, de l’union européenne et de l’union africaine. Cela pose le problème de la crédibilité de la CENI elle-même. Le fichier électoral n’est pas bien fait ; et, de ce point de vue, il ne peut pas y avoir d’élection transparente, apaisée. Donc, nous sommes devant un problème et la crise actuelle de la CENI traduit une accumulation de crises, en plus de la problématique concernant la question de la constitution.

Guineematin.com : Sept commissaires de la CENI (sur les 17 que compte cette institution électorale) ont décidé de suspendre leur participation au processus électoral en cours. Quelle lecture faites-vous de cette situation qui laisse entrevoir une crise au sein de l’organe de gestion des élections en Guinée ?

Bah Oury : Comme je viens de le dire tout à l’heure, la CENI est totalement responsable du processus électoral, au regard de l’indépendance que lui a conféré la constitution. En toute liberté, la CENI a déclaré qu’elle est techniquement prête pour organiser les élections législatives. Elle a déroulé un chronogramme à cet effet et une date a été fixée, notamment le 16 février. Mais, dans la réalité, sur le terrain, on a constaté que la CENI n’est pas prête. La CENI n’est pas en mesure d’organiser les élections législatives, puisque même pour le fichier il y a manque de récépissés, manque de matériels pour pouvoir enrôler tout le monde, manque de rigueur qui a fait que beaucoup de mineurs ont été encore incorporés dans le fichier. Tout cela dénote une incapacité opérationnelle à organiser les élections comme prévue. Et, en plus, il y a des révélations que nous avons connues de la part des responsables de la CENI. Ils disent qu’ils ont commandé trois millions de récépissés ; et, a priori, on a six millions d’électeurs. Cela veut dire que de manière notoire il y a quelque chose qui ne fonctionne pas correctement. Et, c’est ce qui fait qu’il est dangereux de confier la responsabilité à la CENI, telle qu’elle est actuellement, l’organisation des élections législatives et même de la présidentielle.

Guineematin.com : Vous dites que c’est dangereux de confier actuellement à la CENI la responsabilité d’organiser les élections dans notre pays. Qu’est-ce que l’UDD préconise alors pour la tenue des élections en Guinée ?

Bah Oury, président du parti UDD

Bah Oury : dans le cas d’espèce, on a beaucoup de problèmes qui se sont accumulés. Premièrement, les élections communales ne sont apurées. Les chefs de quartiers et les présidents de districts ne sont pas installés. Deuxièmement, le fichier qui doit permettre une élection correcte n’existe pas actuellement. Et, il n’y a pas une volonté expresse des autorités de la CENI d’aller dans le sens de l’amélioration de ce fichier. Donc, on est devant l’impasse ; et, en plus, sept commissaires ont décidé de se mettre en marge des travaux de la CENI dans le contexte actuel. La CENI est donc en crise. Que faut-il faire ? La globalisation des crises amène à prendre des mesures et des attitudes nouvelles. Seulement sur la scène nationale, c’est peu probable qu’on parvienne à avoir des mécanismes de sortie de crise satisfaisant. Donc, il faut aller dans le sens de ce qui est engagé par les anciens présidents Nicéphore Soglo et Goodluck Johnatan, en impliquant de manière plus direct la communauté de la CEDEAO pour qu’elle prennent en charge la dynamique de mise en place de nouveau dialogue, de nouvelle concertation pour amener le président de la République, monsieur Alpha Condé, à renoncer à la nouvelle constitution, donc de facto à un troisième mandat. L’amener solennellement à engager le pays dans une nouvelle concertation avec l’implication des organismes régionaux pour donner plus de force et de garantie à ce qui pourrait être des pistes de solution qui seront adoptées afin d’avoir une nouvelle feuille de route pour l’organisation des processus électoraux. Donc, remettre en force un nouveau fichier, voir comment faire pour que la CENI soit beaucoup plus opérationnelle et efficace. Et, à partir de ce moment-là, le calendrier électoral qui va découler des législatives et la présidentielle permettra d’avoir un processus permettant une sortie de crise satisfaisante. Ce qui permettrait à notre pays d’entrer dans une nouvelle phase de stabilité et permettre au président Alpha Condé d’avoir une sortie honorable et d’assurer la stabilité et la paix en Guinée.

Guineematin.com : Pensez-vous que le président Alpha Condé va accepter que la CEDEAO ou l’union africaine participe de façon active à ce processus dans notre pays ?

Bah Oury : Je le reprends mot pour mot. Il s’est toujours opposé à une implication des puissances extra-africaines dans les dossiers concernant le continent. Mais, par contre, il a toujours développé la nécessité que l’Afrique parle d’une seule voix. Et, aujourd’hui, l’Afrique lui dit article 23 de la charte de l’union africaine sur la gouvernance, la démocratie et les élections, vous ne pouvez pas changer de constitution pour altérer une alternance démocratique. La communauté régionale (CEDEAO) qui est africaine lui demande d’engager un processus inclusif, sérieux, crédible pour sortir son pays de la crise actuelle. Ce n’est pas l’extérieur qui lui dit ça, c’est l’Afrique qui le lui dit. Et, l’Afrique de manière unanime l’amène à suivre cette orientation. A partir de ce moment-là, il se trouverait en porte à faux avec toutes ses déclarations antérieures, son histoire, son profil, par rapport à un refus d’entendre et d’écouter la voix de l’Afrique qui lui dit d’écouter la voie de la sagesse qui lui permettra de conserver son honneur et sa crédibilité au niveau du continent tout entier. Il faudrait que le président Alpha Condé soit en conformité avec ses anciennes déclarations. Parce que l’Afrique parle déjà d’une seule voix en disant que nous ne sommes pas d’accord avec des présidences à vie, nous voulons le respect des constitutions en vigueur. Et, en Guinée, ce sont deux mandats qui sont inscrits de manière irrévocable dans la constitution.

Guineematin.com : Pour l’instant, la dynamique du pouvoir est d’aller aux élections législatives du 16 février prochain. Est-ce que l’UDD, dans les conditions actuelles, compte participer à ces élections ?

Bah Oury : Pour le moment, on ne sait pas ce qui se fait aujourd’hui. Mais, demain, on ne sait pas comment le ciel sera, comment le temps sera ou comment seront les jours. Cependant, d’ors et déjà, il y a une nécessité absolue de revoir le chronogramme de la CENI. Parce qu’aller dans ce sens à des élections, c’est prendre le risque de mener le pays dans des voies sans issue, avec des risques graves d’accroitre la déstabilisation ou de l’élargir. Et, nous n’avons pas l’intérêt d’aller dans cette direction. Donc, avant de parler d’une implication pour les prochaines élections législatives, il faut que la CENI revoie totalement son chronogramme, il faut restaurer sa crédibilité interne et son unité pour qu’elle soit en mesure d’organiser des élections.

Guineematin.com : beaucoup de guinéens nous suivent actuellement sur notre page facebook officielle. Que pouvez-vous leur dire avant la fin de cet entretien ?

Bah Oury : Je dis aux guinéens, où qu’ils soient un peu partout dans le monde, il ne faut pas perdre courage, être désespérés, la victoire est au bout de l’effort. C’est vrai qu’il faut beaucoup d’efforts à l’heure actuelle, mais il faut que les pressions s’accentuent, de la manière telle que le FNDC est en train de le mener sur le terrain, par une pression populaire pacifique pour indiquer qu’enfin de compte que ce n’est pas contre des personnes que nous nous levons. Nous nous battons pour la paix et la stabilité dans notre pays. Et, ceux qui arc-boutent de ne pas faire les choses conformément aux lois de la République sont ceux qui sont en train de vouloir mettre le pays dans des situations dangereuses. Et, les déclarations de certains ministres qui traitent d’anciens chefs d’Etat comme étant des enfants qu’on peut manipuler, c’est déshonorant pour notre image et notre dignité nationale. Il faut que les gens soient beaucoup plus sérieux au niveau de ceux qui ont le manteau d’être officiels aujourd’hui. Parce que s’ils ne font pas attention, ils seront tenus pour responsables de tout ce qui adviendra demain. C’est la raison pour laquelle, de part et d’autre, il faut faire preuve de calme, de retenu et de responsabilité.

Guineematin.com : monsieur Bah Oury, merci pour cet entretien.

Bah Oury : Merci à vous ! Et, je dis du courage à nos compatriotes qui sont à travers le monde. Et, avant même la fin de l’année, je souhaite que la Guinée ait une année 2020 exceptionnelle qui permettra d’envisager l’avenir de la Guinée, pour les prochaines décennies, différemment de tout ce que nous avons connu par le passé. Il faut y croire ; et je vous remercie.

Entretien réalisé par la rédaction de Guineematin.com et décrypté par Baïlo Kéita

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